« Les forces vives du monde entier
s’éveillent d’un long sommeil. La Grèce est au centre de cette violence
d’un monde à créer, appelée à supplanter la violence absurde d’un monde
fasciné par le progrès de son autodestruction. » Raoul VANEIGEM
« La Grèce a fait de moi un homme libre et entier » Henry Miller
« Les empires ne retiennent pas les leçons de l’histoire » Noam Chomsky
Timeo Danaos (Prenez garde aux grecs)
Depuis des mois interminables que je joue les Cassandre en
hurlant « Ellas Ellas » pour la Grèce, je préviens d’abord les
économistes distingués que ceci n’est pas un article documenté sur un
assassinat financier honteusement orchestré par la Troïka (je suis bien
incapable de décortiquer la situation avec chiffres sérieux et
démonstrations de haute voltige à la clé !), simplement un grand cri
d’amour et d’angoisse mêlés pour la patrie de mes aïeux, face
au désastre annoncé d’un torrent furieux que l’on voit arriver, enfler,
gonfler, déborder jusqu’à la précipitation inéluctable vers la
catastrophe et le chaos finals tels qu’ils se produisaient dans toutes
les tragédies antiques.
Oui, la Grèce est en train de mourir – dans l’indifférence la plus
totale de tous les pays d’Europe (bonjour la solidarité que nous avait
promise Maastricht !) ou, pire, au milieu d’attaques en règles bien
orchestrées par les médias contre cette contrée de feignants, de
tricheurs, de voleurs qui savent rien que noyer leur chagrin dans du
Ricard frelaté pendant que le bateau coule, et si leur incurie entraîne
toute la zone euro dans sa chute et qu’on est tous dans la merde ça sera
bien leur faute, on n’avait pas besoin d’eux après tout (résumé concis
des conversations matinales chez ma boulangère les jours, rares, où un
J.T. inconscient rompt le silence en tirant la sonnette d’alarme).
Eh bien si, justement, on avait besoin d’eux ! Tout le monde (enfin
le monde politique) savait comment fonctionnait l’économie grecque, et
que son entrée dans une monnaie communautaire ne serait pas viable à
long terme. Mais vous imaginez la déesse Europa amputée de la patrie des
pères fondateurs de la démocratie ? C’était pas crédible … Et tant pis
pour les risques encourus, fallait la faire, cette sacré UE flanquée de
l’inflexible BCE- quant aux dégâts collatéraux on aurait bien le temps
de voir plus tard !
Et voilà : on voit !
On voit les misères multiples provoquées par le piège de
l’austérité carabinée, un « mormorandum » qui atteint son niveau de
tolérance maximum ; des retraités sans retraites, le salaire des
fonctionnaires divisés par deux, et les suicides multipliés d’autant.
Athènes en perdition transformé en champ de ruines sociales ; les
commerces en faillite, les hôpitaux en souffrance, les grévistes en
combat héroïque ; les jeunes diplômés sans futur grimpant sans retour
dans des charters australiens.
Des manifestations qui tournent à l’émeute, des policiers désemparés, des arrestations violentes d’immigrés clandestins.
Des SDF par milliers qui finissent par trouver refuge, sous des
cartons, dans des théâtres antiques, puissant symbole d’un monde qui
naufrage.
Des enfants affamés qui tapent sur des casseroles pour occuper leurs nuits d’angoisse.
On voit des magasins sans marchandises, des écoles sans cahiers, des
malades sans soins ; des musées sans gardiens, des trésors oubliés, une
mémoire pillée.
La lutte quotidienne est épicière et les lendemains, parfois, se trouvent au fond des poubelles.
On voit la place Syntagma écartelée entre symbole politique du
pouvoir et contestation en longs défilés rageurs ; Exarcheia survolté,
Plaka dévasté et Omonia transformé en ghetto de pauvreté ; les îles
(jadis paradisiaques) boudées par les touristes, les potagers salvateurs
qui fleurissent et les poulaillers comme ultime recours à la disette.
On voit trop de souffrances et trop de larmes.
La litanie des sept douleurs à la puissance dix millions..
On voit un peuple entier guillotiné sous le joug d’un mépris
délétère et des rêves évaporés ; une destruction totale massive
passant par la remise en cause de tous les fondements culturels et par
la démolition programmée d’un art de vivre ancestral.
Je préfèrerais ô combien que l’anaphore s’arrête là, mais elle ne semble pas près de mettre une sourdine à son triste lamento…
Laissons la parole aux murs, ils affichent mieux l’indicible qu’un long discours explicatif :
« Feu au temple de la consommation » « Je souffre »
« La junte ne s’est pas arrêtée en 73 »
« Ne vivons plus comme des esclaves »
« Maman, je vais être en retard, on est en guerre »
« Nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas, nous ne paierons pas »
« Te suicider, ce n’est pas ce que tu as fait toute ta vie ? »
« Ne nous habituons pas à la mort »
« Troïka, assassins »
« Il n’y a pas d’étrangers, il n’y a pas de grecs, il n’y a que des prolétaires en colère »
« Liberté pour la Grèce »
Il semble que les grecs n’attendent plus qu’une chose : que tout
pète, que tout se casse la gueule, que vienne le grand Chaos. Et qu’ils
puissent retourner à la case départ du super Monopoly sans passer par
les banques et sans toucher des milliards.
Seule petite note positive : l’étymologie du mot « crise ». Du grec
« krisis », décision importante, choix, jugement, renvoyant à l’idée du
moment-clé où tout doit se décider. Dans la pensée ancienne, cette
notion sous-entendait le libre-arbitre de l’être et la souveraineté de
son jugement critique, c’est-à-dire une opportunité plus qu’une
malédiction. C’est une remise en question de soi-même (qui suis-je, que
vais-je faire de ma vie ?), un ensemble de contractions débouchant sur
une re-naissance salvatrice, un entre-deux fécond qui relance la
créativité et devient la source de nombreux possibles. (En même temps,
allez dire ça à quelqu’un qui n’a rien mangé depuis trois jours ?)
Et question cruciale qui divise les débats : va sortir de l’euro, va
pas sortir ? La presse, malhonnête ou bâillonnée, est unanime : NON,
bien sûr ! Hypothèse aussi impossible qu’improbable, dormez tranquilles
braves gens, pendant que les héllènes asphyxiés crèvent dans les
rues… S’ensuivent de longues et savantes démonstrations économiques pour
expliquer qu’il n’y a rien à craindre, que ça va s’arranger et que
l’euro, quand même, est plus fort que le dollar, alors vous voyez… On ne
lit ni n’entend jamais cette simple contre-vérité évidente : ON N’EN
SAIT RIEN, la machine infernale est lancée, personne ne peut dire où
elle va aller Est-ce si difficile à admettre, que l’économie n’est pas
une science exacte, que l’histoire est une gamine capricieuse et
redondante, que personne n’avait prévu le Jeudi Noir, et qu’on fonce
dans le brouillard – ou dans le mur – en criant bien fort « on va
gagner » ?
Pendant ce temps-là, des gens souffrent en silence alors qu’on leur
avait promis le paradis de la croissance. D’accord, c’était une erreur
que d’y croire, la croissance obligatoire n’a jamais apporté à la longue
que du malheur, mais comment résister aux chants des sirènes du
libéralisme lorsque l’on a égaré dans les tempêtes homériques d’un
bonheur consumériste annoncé les boules Quiès de la sagesse odysséenne ?
J’emprunte à Giraudoux (oui, je sais, il ne fut pas très clair
pendant l’occupation, mais c’est pas une raison pour jeter l’œuvre avec
le dramaturge…) une conclusion en forme d’espoir fugace et de petite
lueur entr’aperçue au fond d’un tunnel de ténèbres :
« Comment cela s’appelle-t-il quand tout est gâché, que tout est
saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la
ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables
agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? – Cela a un très beau nom,
Femme Narsès, cela s’appelle l’Aurore… » (Electre – 1937)
Encore bien pâle l’aurore, et bien fragile l’espérance ?
Attendons de voir…
Pour l’instant, ce sont nos racines que l’on assassine.
" Paroles de murs athéniens" Yannis Youlountas
Les Edtitons Libertaires - Collection Paroles
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"Khaos", un film dAna Dimitrescu (sortie nationale en Octobre 2012)