Ah, la légendaire discipline allemande… Un temps vantée comme le modèle à suivre, elle a, ces derniers temps, beaucoup moins la cote sur le Vieux Continent. Il faut dire que, depuis le début de la crise, l’Allemagne impose à ses partenaires une épuisante partie de poker dont, pour l’instant, elle a remporté toutes les manches. «En jouant la montre, elle obtient toujours que les membres se plient à ses conditions, en particulier l’austérité», analyse Eric Dor, économiste à l’Iéseg de Lille. Avec, en ligne de mire, un seul objectif : éviter par tous les moyens que les contribuables allemands ne paient pour le laxisme supposé des Grecs, des Italiens ou encore des Français. Une position que de nombreux économistes jugent désormais irresponsable. «Plus Berlin fera traîner les choses, plus la crise coûtera cher à tout le monde», dénonce ainsi le Prix Nobel Paul Krugman à longueur de tribune. «Si les Allemands continuent, ils conduiront l’Europe à sa perte», renchérit le milliardaire américain George Soros. Convaincu lui aussi qu’Angela Merkel en fait trop, François Hollande, soutenu par l’Italien Mario Monti, l’Espagnol Mariano Rajoy et même, depuis peu, le FMI, tente de la convaincre de relâcher un peu la bride. Mais rien n’y fait : les Allemands refusent de payer pour les autres. A première vue, ils ont bien raison.
D’abord parce que, pendant que leurs voisins s’endormaient sur leurs lauriers, eux en ont profité pour se serrer la ceinture et se réformer en profondeur. «C’est l’histoire de la cigale et de la fourmi», commente Christian Parisot, d’Aurel BCG. En 2003, Berlin était en effet dans une situation aussi inquiétante que la nôtre aujourd’hui : taux de chômage frisant les 10%, industrie à la peine, dépenses publiques frôlant les 50% du PIB… «On nous appelait l’homme malade d’Europe et les agences de notation menaçaient tous les jours de nous retirer notre triple A», tremble encore Christian Schulz, économiste à la Berenberg, l’une des plus vieilles banques privées d’outre-Rhin.
Pour redresser la situation, le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder et son conseiller Peter Hartz ont alors lancé une réforme titanesque du marché du travail. La durée de versement des indemnités chômage est ainsi passée de trente-deux à douze mois, les syndicats ont accepté une stricte modération salariale, l’âge de la retraite a été repoussé de 65 à 67 ans… Grâce à quoi, en à peine dix ans, les parts de marché du pays dans le commerce mondial ont augmenté de 2% (pendant que les nôtres reculaient de 25%), son coût du travail s’est stabilisé (tandis que le nôtre bondissait de 17%) et son taux de prélèvements obligatoires est descendu à 43,5% du PIB (alors que chez nous il frise toujours les 50%).
Pas étonnant que nos riches voisins rechignent à nous prêter main-forte. Selon les derniers sondages, 70% d’entre eux sont opposés à toute nouvelle mesure d’aide en faveur d’Athènes, de Madrid ou même de Paris. «Les Grecs n’ont pas payé d’impôts pendant des années et la moitié des fonctionnaires français partent encore en retraite à 55 ans, râle, comme beaucoup de ses concitoyens, Dieter Werner, patron d’une petite start-up à Berlin. Il serait injuste que maintenant nous payions pour eux !» Peu de monde l’imagine ici, mais des dizaines de Berlinois en colère écrivent chaque semaine à la Cour constitutionnelle pour qu’elle empêche Angela Merkel de céder aux pressions des autres pays. «Même si les craintes des Allemands sont parfois irrationnelles, la chancelière est obligée de les prendre en compte si elle veut conserver son électorat», explique Clément Fontan, spécialiste de l’Allemagne au CNRS.
Autant dire que la plupart des solutions que proposent la France et ses alliés pour résoudre la crise sont, aux yeux de la chancelière, proprement inacceptables. Prenez les rachats d’obligations par la Banque centrale européenne (BCE). Selon François Hollande et bon nombre d’économistes, l’équation est simple : puisque les investisseurs rechignent à acheter des obligations espagnoles ou italiennes, ce devrait être à la BCE de le faire. «Cela stopperait immédiatement la spéculation et ramènerait les taux d’intérêt à des niveaux décents, assure Bruno Colmant, économiste à l’Université catholique de Louvain. C’est aujourd’hui la meilleure option dont nous disposons pour éteindre l’incendie.»
Les Allemands ne sont pas de cet avis. Pour racheter ces bons du Trésor, la BCE devrait en effet imprimer de nouveaux euros. Certes, elle n’aurait en théorie pas à le faire beaucoup, puisque le remède est censé agir sur-le-champ. Mais ce ne serait pas tout à fait sûr. Si elle n’était pas maîtrisée, cette «monétisation de la dette» pourrait alors provoquer une envolée des prix potentiellement ravageuse pour le pouvoir d’achat. «Les Allemands ont une peur quasi irrationnelle de l’inflation : cela leur rappelle les pires moments de leur histoire», souligne Bruno Colmant.
Les eurobonds ne trouvent pas beaucoup plus de crédit aux yeux de Berlin. A première vue, ces obligations émises par l’Europe elle-même (et non plus par chacun des Etats) ont pourtant tout du remède miracle. En permettant à tous les pays d’emprunter en commun et au même taux, elles protégeraient les plus faibles des attaques spéculatives et leur assureraient un financement facile en dehors des contraintes du marché.
Mais là encore, nos voisins d’outre-Rhin ne voient pas les choses de cette manière. Ils risqueraient en effet d’être les grands perdants d’un tel dispositif. D’abord parce que les eurobonds ne leur permettraient pas de se financer à des conditions aussi avantageuses qu’aujourd’hui. Selon les calculs des économistes de Natixis, les obligations européennes, estampillées AA+ par les agences de notation, offriraient aux Etats cigales la possibilité d’emprunter à 3% environ. Un progrès considérable pour l’Espagne et l’Italie, qui actuellement se financent respectivement à 7,5% et 6,6% sur les marchés. Mais pas pour l’Allemagne, qui bénéficiait d’un taux historiquement bas, à 1,2%. Tous calculs faits, les eurobonds contribueraient à alourdir sa dette de 2 à 4 milliards d’euros par an.
Et cette perte sèche pourrait encore gonfler. Protégés par un tel filet de sécurité, les Français, les Italiens et les Belges, qui n’ont jamais levé le petit doigt ces trente dernières années pour maîtriser leur dette, seraient en effet tentés de la laisser filer encore. Et les marchés réclameraient des taux de plus en plus élevés pour les eurobonds. Si ces derniers dépassaient les 5%, l’addition s’élèverait à près de 8 milliards par an pour
les fourmis berlinoises. Voilà pourquoi, avant toute éventuelle concession sur ce sujet, Angela Merkel exige que ses partenaires respectent au moins deux conditions. En premier lieu, qu’ils gravent dans leur Constitution la fameuse règle d’or. Déjà adoptée par l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et l’Irlande (l’Italie et le Portugal devraient bientôt suivre), celle-ci les contraindra à limiter leur déficit à 0,5% du PIB. Pour y arriver, la quasi-totalité des pays de la zone euro a d’ailleurs déjà entamé des cures d’austérité drastiques, en taillant à la hache dans ses dépenses publiques et en augmentant les impôts.
Angela Merkel veut aussi pousser les pays de la zone euro à mettre en œuvre les mesures structurelles qui ont fonctionné chez elle. «Les Allemands accepteront d’aider les Espagnols ou les Grecs si ces derniers ne profitent pas de systèmes sociaux plus généreux que le leur», résume Thierry Chopin, économiste à la Fondation Robert Schuman. Là encore, la plupart des Etats s’y sont mis. L’Italie, par exemple, a repoussé l’âge légal de la retraite à 66 ans et l’Espagne à 67. Cette dernière a également réduit les indemnités de licenciement de 45 à 33 jours par année d’ancienneté et autorisé les entreprises en difficulté à baisser les salaires sans consulter leurs employés. La Grèce a quant à elle réduit de près de 40% les salaires des fonctionnaires et baissé de 20% le Smic dans le privé.
En définitive, seule la France n’a pour l’instant pratiquement rien fait de concret. Et cela, les Allemands ont du mal à l’avaler. «François Hollande vient nous réclamer des concessions alors que son programme ne prévoit pas le dixième des efforts qu’il faudrait fournir : c’est gonflé !», s’agace Christian Schulz, de la banque Berenberg. Comme lui, les autorités de Berlin espèrent qu’une fois les législatives passées le président français annoncera des mesures un peu plus ambitieuses. A commencer par l’adoption rapide de la règle d’or – si ce n’est pas dans la Constitution, au moins dans une loi organique. Mais ils attendent aussi que la France lance enfin une réforme sérieuse de ses retraites, qui repousserait l’âge légal de la retraite à 65 ans au moins – sauf, peut-être, pour les personnes ayant commencé à travailler très tôt, qui pourraient continuer de partir à 60 ans.
Une fois toutes ces conditions remplies, l’Allemagne pourrait alors – Angela Merkel elle-même en a détaillé le projet – envisager de renforcer le fédéralisme en Europe, avec, à terme, un budget unique décidé par le Parlement européen, une fiscalité coordonnée, et peut-être même des eurobonds. «Cela ne pourrait se faire qu’avec un strict contrôle des dépenses de chacun et des sanctions pour les moins sérieux», insiste-t-on dans l’entourage de la chancelière, avec la certitude absolue de suivre le bon chemin.
Ce n’est pourtant pas certain. D’un point de vue moral, le rigorisme revanchard prôné par Berlin est certes compréhensible. Mais sur le plan économique, il pourrait s’avérer bien pire que le mal. «En fait, l’hyper-rigueur généralisée n’est pas du tout adaptée à l’urgence de la crise», fait valoir Alexandre Delaigue, économiste à Saint-Cyr.
D’abord pour une simple question de timing. Si les fourmis berlinoises ont pu se serrer la ceinture avec succès entre 2003 et 2008, c’est parce que tous leurs voisins étaient, eux, en pleine croissance : grâce au dynamisme de leur consommation, les exportations allemandes ont pu se maintenir et le pays a évité la récession. Mais si tous les Etats s’administrent en même temps une cure de rigueur, ce mécanisme vertueux ne peut plus jouer : la baisse généralisée de la demande intérieure assèche les débouchés sur tout le Vieux Continent. Et comme la demande des pays émergents n’est pas assez musclée pour prendre le relais, la zone euro dans son ensemble risque de plonger dans la récession. C’est d’ailleurs déjà le cas. Cette année, son PIB devrait déjà reculer de 0,1%, selon l’OCDE. «Si la situation s’aggrave encore, l’Europe pourrait sombrer dans une dépression ravageuse dont elle aura toutes les peines du monde à sortir», s’alarme Evariste Lefeuvre, de Natixis.
Si un tel désastre se produisait, l’Espagne, le Portugal, l’Italie – et sans doute la France – ne pourraient probablement pas tenir leur promesse de ramener leur déficit à 3% du PIB en 2013. Et c’en serait fait de leurs engagements de réduction de leur dette. C’est mathématique : lorsque le PIB et les recettes publiques diminuent, les ratios de déficit et de dette sur PIB, eux, ne peuvent que grimper…
Il y a plus inquiétant encore. Pendant que l’Allemagne fait pression sur les gouvernements pour qu’ils plient, les spéculateurs, eux, continuent leur job. «Les investisseurs supportent mal l’incertitude dans laquelle la stratégie de Berlin est en train de plonger l’Europe, commente Michel Aglietta, du Cepii. Et les Allemands ne s’en rendent pas compte : ils sont tellement obsédés par la rigueur qu’ils sous-estiment les dégâts engendrés par leur partie de poker.» La Grèce ne vit plus que grâce aux perfusions de l’Europe. L’Espagne et l’Italie paient déjà des primes de 6,5 et 5,8% pour se financer. Si ces taux viennent à dépasser les 7%, ce qui est tout à fait possible, ces deux pays ne seront plus solvables. «Comme toujours, l’Allemagne attendra le dernier moment pour leur venir en aide, prédit Evariste Lefeuvre, de Natixis. Mais cette fois, cela pourrait bien être trop tard.» Car l’Europe sombrerait alors dans une spirale que plus rien ne pourrait stopper : envolée des taux d’intérêt, fuite des capitaux, panique des épargnants, défauts en cascade des dettes publiques, dépression économique, retour aux monnaies nationales dans l’anarchie…
L’Allemagne pourrait-elle sortir indemne d’un tel scénario ? Probablement pas. Au total, ses entreprises possèdent plus de 1 000 milliards d’euros d’avoirs dans toute l’Europe. La seule sortie de la Grèce de l’euro lui coûterait au bas mot 100 milliards. Et en cas de retour au mark (ou à une forme d’euro-mark), sa monnaie s’apprécierait immédiatement de 40%, ce qui plomberait violemment la compétitivité de ses exportations. Elle aussi aurait alors tôt fait de plonger dans la dépression… Signe qu’il ne s’agit pas d’une fiction, sa croissance commence déjà à donner des signes de faiblesse. Selon les dernières prévisions du FMI, elle devrait plafonner à 0,6% cette année, alors qu’il y a six mois encore le gouvernement tablait plutôt sur 1 à 1,5%. «Si Angela Merkel ne fait rien pour inverser la tendance, sa coalition avec les libéraux du FDP explosera et elle se fera battre aux élections de 2013», estime Michel Aglietta.
Voilà pourquoi, par-delà ses discours jusqu’au-boutistes, Berlin planche discrètement sur des solutions alternatives. Pas question, bien sûr, de céder sur les eurobonds. Et moins encore de laisser la BCE boucher les trous des Etats en imprimant des billets à tire-larigot. Il ne faut pas exagérer. En revanche, Angela Merkel pourrait très bien finir par accepter le programme de grands travaux européens proposés par François Hollande, sans attendre que ses voisins aient rempli toutes les conditions qu’elle exige. Ceux-ci seraient financés par la Banque européenne d’investissement (BEI), ou par les fonds structurels non utilisés par Bruxelles. Et pour faire bonne figure, la chancelière pourrait proposer elle-même d’autres mesures favorables à l’activité, comme l’instauration de zones franches susceptibles d’attirer des investisseurs en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Italie. Vous avez dit inflexible ?
D’abord parce que ces derniers ont adopté une monnaie unique. Mais aussi parce qu’entre-temps le monde est passé à un régime de changes flottants : le cours des monnaies varie tous les jours en fonction de l’offre et de la demande internationale de billets. Privés de l’arme de la dévaluation, les mauvais élèves – Grèce en tête – ont donc vu leur déficit commercial se creuser. Plutôt que de se réformer en profondeur, ils se sont endettés pour tenter de soutenir malgré tout leur croissance. Résultat : les marchés financiers, qui ont fini par s’en rendre compte, leur réclament des taux d’intérêt faramineux.
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