La libre possibilité pour l’individu de dire non, ou plus
généralement de pouvoir librement choisir la meilleure option parmi
celles qui lui sont proposées, est au cœur du combat contre la pauvreté.
Ce qui fait de nous des hommes c’est que nous devons choisir,
sélectionner entre des possibilités. Non seulement nous devons choisir
mais nous voulons que notre choix compte.
Si le métier que l’on exerce ne nous convient pas on veut pouvoir en changer, si un des professeurs de l’école où nous mettons nos enfants s’avère trop négligeant, ou laxiste ou tout simplement pas assez intéressé par les progrès de ses élèves, nous voudrions pouvoir le dire, faire changer ce professeur ou à défaut changer nos enfants d’école. De même nous voulons pouvoir choisir le chirurgien qui va procéder à une opération.
C’est en ce sens que l’on veut que nos choix comptent afin que, par exemple, celui qui nous offre les produits et services que nous sélectionnons s’engagent sur leur qualité. Bref : pour être bien servi, il faut avoir la possibilité de dire non au service que l’on reçoit.
Or il est coutume de voir cette faculté comme un attribut de richesse. Après tout, pour pouvoir dire non, il faudrait déjà avoir le choix, ce qui implique une certaine opulence.
Un ouvrage remarquable intitulé The Beautiful Tree de James Tooley (dont une excellente recension a été déjà publiée dans Contrepoints) montre que c’est tout le contraire : la libre possibilité pour l’individu de dire non, ou plus généralement de pouvoir librement choisir la meilleure option parmi celles qui lui sont proposées, est au cœur du combat contre la pauvreté.
James Tooley fait comprendre ce message en prenant l’exemple de l’éducation des pauvres dans les pays en développement, exemple qu’il connaît bien puisqu’il a consacré sa vie à enseigner aux enfants les plus pauvres dans le monde entier.
Dans son ouvrage, il montre que la très mauvaise qualité des systèmes d’éducation publique dans les pays en développement provient de ce que les parents n’ont pas le droit à la parole, en tout cas à une parole qui compte, pour s’assurer que les établissements qui prennent en charge leurs enfants fournissent à ces derniers une éducation de qualité.
Loin d’être les lieux exigeants de développement et d’éducation, les établissements scolaires publics ne sont en fait que des lieux où les professeurs de ces écoles, fonctionnaires dont le travail ne peut être remis en cause par la critique des parents, méprisent et délaissent les enfants qui leurs sont confiés.
À quoi sert la gratuité d’un système qui fait perdre du temps aux enfants et qui prodiguent des rudiments d’éducation insuffisants pour permettre aux nouvelles générations de dépasser la situation sociale et économique de leurs parents ?
Mais Tooley va plus loin que de poser cette seule question : il montre comment les pauvres eux-mêmes ont trouvé la solution pour parer cette carence des système éducatifs publics en créant des écoles privées.
Dans les plus grandes villes et bidonvilles du monde, en Inde, au Nigeria, au Kenya et même dans les campagnes éloignées en Chine, les pauvres construisent leurs propres écoles pour instruire leurs propres enfants. Au cœur du succès de ces établissements, un principe qui va à l’encontre de tous les préjugés : le fait que ces services soient payants.
Payantes ces écoles imposent donc aux parents de faire des sacrifices pour réussir à faire en sorte que leurs enfants reçoivent une éducation de base qui leur permettra de contribuer et s’insérer dans la société. Mais ces efforts leur donnent concurremment un pouvoir fondamental : le contrôle parental, c’est-à-dire le pouvoir effectif de changer son enfant d’école si un établissement ne convient pas.
Et ce pouvoir compte : les revenus de ces établissements scolaires privés dépendent de façon critique du paiement des parents. L’exigence de rentabilité et la concurrence entre ces écoles privées pour pauvres (elles sont très nombreuses et souvent voisines, ce qui laisse le jeu de la concurrence s’exercer), amènent ces établissements à être effectivement au services des parents et à répondre aux besoins éducatifs de leurs enfants.
Les solutions contre la pauvreté ne sont pas nécessairement gratuites.
D’aucuns dénonceront la soi-disant « immoralité » qu’il y aurait à faire payer les gens les plus pauvres de la terre pour pourvoir à l’éducation de leurs enfants. C’est ainsi que l’une des principales objections aux résultats de Tooley est que les solutions privées, étant par définitions payantes, ne seraient pas « pro poor ».
Il y a probablement plusieurs manières de réfuter cette objection. L’une des plus probantes consiste à se demander si prétendre de connaitre a priori ce qui est de l’intérêt des pauvres (c’est-à-dire ce qui serait « pro poor ») n’est pas le signe d’une extrême arrogance.
À ce sujet, Tooley évoque que les premiers systèmes d’éducation gratuits et obligatoires ont été imposés par la colonisation au nom d’une prétendue connaissance de ce qui était « bon » pour le colonisé. L’expression Beautiful tree (qui a inspiré le titre du livre de Tooley) a d’ailleurs été employée par Gandhi pour décrire le système éducatif privé qui préexistait en Inde à l’arrivée des anglais et qui a ensuite été « déraciné » par les « bonnes » intentions des colons.
Mais allons plus loin et demandons dans quelles conditions une personne peut affirmer qu’elle est au service des intérêts des autres ?
Car est au service d’une autre celui qui cherche à satisfaire les besoins de cette autre personne. L’attitude qui consiste à imposer une solution à cette autre personne n’a rien à voir avec le service de cette personne. On en vient à la dernière vertu du libre choix : c’est qu’il rend à tout moment réfutable la création de valeur proposée par un fournisseur de solution éducative.
Comme Karl Popper l’a montré, c’est la possibilité de réfuter ouvertement les théories scientifiques qui motive le progrès de la science. De même, ce qui motive les progrès de l’offre scolaire, c’est le pouvoir des parents de dire non en retirant leurs enfants pour les mettre dans un autre établissement. Ce pouvoir de réfuter la qualité des efforts d’un fournisseur de prestations éducatives (qu’il soit privé ou public d’ailleurs) est absolument essentiel pour faire en sorte que son offre soit adaptée aux besoins des pauvres… et donc à la sortie de la pauvreté.
Affirmer que l’on est par définition « pro-poor » parce qu’on propose certaines solutions gratuites est une fausse attitude de service. Il serait plus juste de dire qu’on est pro-poor lorsqu’on laisse aux pauvres la liberté de choisir, parmi un grand nombre d’établissements, celui qui convient le mieux à leurs enfants.
Notons que la possibilité même d’existence de tels établissements provient du fait qu’ils ne sont pas gratuits. Souvent créées par des ex-étudiants, qui voient là une opportunité d’utiliser leurs compétences pour être utiles à leur communauté, il faut bien que ces auto-entrepreneurs soient rémunérés (ceci n’empêche d’ailleurs pas que ces mêmes établissements pratiquent très souvent la gratuité pour les plus plus démunis de la communauté qu’il servent [1]). On voit ici le marché acquérir un rôle fondamental dans la découverte et l’évaluation de la valeur sociale d’un service.
Ce qui permettra de débloquer une situation, comme la pauvreté, c’est la compréhension profonde par certains de ceux qui y sont impliqués des mécanismes qui sont à l’origine du blocage de la situation. Seules peuvent ainsi être inventées des solutions originales qui permettent de changer la situation. C’est l’essence même de l‘entrepreneuriat : partir des besoins pour proposer des solutions.
Mais ces solutions pour être validées doivent recueillir le libre consentement de ceux dont elles sont supposées résoudre les problèmes. Dans cette perspective le libre choix fait des pauvres des acteurs à part entière de leur propre développement
On est ici à cent lieues des théories de développement qui prétendent faire croire qu’un système qui exclut la personne comme pouvant jouer un rôle central dans son émancipation lui donnera plus tard les moyens de la réaliser (ce qui constitue une variante de l’argument classique de la dictature du prolétariat).
Affirmons le contraire : l’émancipation commence au moment où l’on considère la personne pauvre comme un des agents principaux (pas nécessairement le seul bien entendu) de son propre développement — au sens où son avis compte, où ses décisions peuvent être exercées à travers des choix individuels (et pas seulement des choix collectifs) dont il est ultimement le responsable. Elle se termine, ou ne commence toujours jamais, quand le pauvre n’est plus vu comme un sujet responsable mais seulement comme un objet d’assistance.
Le libre choix du pauvre est un ingrédient absolument obligatoire de sortie de la pauvreté.
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Note :
[1] Tooley ne dit pas pourquoi. Il me semble qu’il soit de l’intérêt de l’auto-entrepreneur scolaire que toutes les familles de la communauté mettent leurs enfants dans son école. Voir les enfants d’une famille plus pauvres que la sienne recevoir une bonne éducation est probablement très motivant pour soi-même et consentir aux effort nécessaires pour que ses enfants y aillent également. Ceci n’est qu’une pure conjecture.
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