Les débats sur la dette qui font rage aux Etats-Unis et en Europe sont tellement égocentriques et hystériques que fort peu de gens sont à même de voir les liens. Ils devraient pourtant sauter aux yeux tant ils font de cette crise occidental un désastre généralisé.
Sur les deux rives de l’Atlantique, il est désormais évident qu’une grande partie de la croissance économique des années d’avant la crise s’expliquait par un boom intenable et délétère dans le secteur du crédit. Aux Etats-Unis, c’étaient les petits propriétaires qui étaient dans l’œil du cyclone ; en Europe, ce sont des pays entiers, comme la Grèce et l’Italie, qui ont profité de faibles taux d’intérêt pour contracter des emprunts qui n’étaient pas viables.
Les deux faces d'une même crise
Le krach financier de 2008 et ses conséquences ont porté un rude coup aux finances des Etats tandis que la dette publique montait en flèche. Aussi bien en Europe qu’en Amérique, ce choc exceptionnel est aggravé par la pression démographique, qui accentue la pression budgétaire alors que la génération des baby-boomers commence à partir à la retraite.Enfin, d’un côté comme de l’autre, la crise économique polarise la politique, et il devient donc plus difficile de développer des solutions rationnelles au problème de la dette. Les mouvements populistes ont le vent en poupe — qu’il s’agisse des Tea Parties aux Etats-Unis, ou du Parti pour la Liberté (PVV) néerlandais ou des Vrais Finlandais en Europe.
L’idée que l’Europe et les Etats-Unis représentent deux faces d’une même crise a mis du temps à se faire jour parce que, pendant des années, les élites sur les deux rives de l’Atlantique ont mis l’accent sur les différences entre les modèles américain et européen. J’ai perdu le compte du nombre de conférences auxquelles j’ai assisté en Europe, et où deux camps se déchiraient : un qui brûlait d’appliquer un “marché du travail flexible” à l’Américaine, l’autre défendant avec ferveur un modèle social européen qui se définissait comme en opposition aux Etats-Unis.
Il en allait de même du débat politique en Europe. Un groupe souhaitait que Bruxelles imite Washington et devienne la capitale d’une véritable union fédérale ; d’autres soutenaient qu’il était impossible de mettre en place des Etats-Unis d’Europe. En revanche, les deux camps avaient en commun une conviction : sur le plan économique, politique et stratégique, les Etats-Unis et l’Europe vivaient sur deux planètes distinctes — “Mars et Vénus”, comme le disait l’universitaire américain Robert Kagan.
Dans le débat politique américain, l’altérité de “l’Europe” sert de point de référence. On accuse ainsi Barack Obama de vouloir importer un “socialisme à l’Européenne” pour brocarder le président en tant qu’anti-américain. A gauche, quelques-uns estiment effectivement que l’Europe fait les choses autrement, et mieux dans certains domaines — avec ses systèmes de santé universels, par exemple.
Or, les similitudes entre les dilemmes que connaissent les deux régions sont aujourd’hui plus marquantes que leurs différences. Ils ont entre autres en commun la croissance de la dette, la fragilisation de l’économie et une vie politique dans l’impasse.
Les Etats-Unis peinent à juguler les coûts de la protection sociale et de Medicare [le programme fédéral d'assurance santé pour les plus de 65 ans], un combat qui n’a rien de nouveau pour les responsables européens, lesquels se démènent également afin de réduire les dépenses dans les secteurs des retraites et des prestations de santé.
Une politique encore plus dysfonctionnelle à Washington
Beaucoup d’Européens pensaient que les hommes politiques américains jouissaient d’un grand avantage parce qu’ils travaillaient dans le cadre d’un système authentiquement fédéral. D’aucuns prétendent encore que la seule façon de stabiliser l’euro à long terme serait de se tourner vers un “fédéralisme fiscal” calqué sur les Etats-Unis. Toutefois, pour l’instant, la politique semble encore plus dysfonctionnelle à Washington qu’à Bruxelles. Le système politique américain est paralysé par son apparente incapacité à débattre sérieusement de la dette et des dépenses publiques (pour ne rien dire d’une éventuelle solution). Il est donc risible de croire qu’il puisse servir de modèle à l’Europe.Certes, il existe encore de nettes différences dans les débats qui se déroulent de part et d’autre de l’Atlantique. La crédibilité du dollar repose sur un passé robuste, alors que l’euro n’est parmi nous que depuis guère plus de dix ans. La cause principale de la paralysie européenne tient à la fracture politique entre les nations. Car rien, dans le débat américain, ne ressemble à l’amère querelle entre les Grecs et les Allemands. En Europe, l’idée qu’une hausse des impôts fasse partie de la solution à l’explosion de la dette ne suscite pas la controverse. En Amérique, l’opposition des républicains à la moindre évocation d’une augmentation des impôts est au cœur de la discussion politique.
Obsédés par leurs propres problèmes et par leurs différences, les Américains et les Européens ont tardé à prendre conscience de ce qui relie leurs crises jumelles. Mais ailleurs dans le monde, des analystes sont mieux à même d’identifier cette tendance commune. Dans les rangs des responsables et des intellectuels chinois, il est désormais courant de suggérer aux Occidentaux, quels qu’ils soient, qu’il serait judicieux de cesser de “donner des leçons à la Chine” — compte tenu de la gravité de leurs propres problèmes politiques et économiques.
Les Chinois qui critiquent l’Ouest observent les dilemmes de l’Europe et des Etats-Unis avec la cruelle acuité que leur accorde la distance. Mais leur orgueil et leur assurance risquent de leur faire oublier à quel point l’ascension de la Chine, de l’Inde et des autres a dépendu d’un Occident prospère et sûr de lui. Si ses maux s’aggravent, l’Ouest pourrait céder à la tentation de tester de nouveaux remèdes, plus radicaux. Comme un retour au protectionnisme et aux contrôles du capital. Si la mondialisation fait machine arrière, la Chine pourrait bien se retrouver confrontée à sa propre crise économique et politique.
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