Ancrer la Turquie à l'Ouest. À Washington comme à Ankara, durant plusieurs décennies, l'objectif était une évidence. Les élites turques, héritières de Kemal Atatürk, le réformateur, et éprises de culture européenne, rêvaient de moderniser leur pays sur le modèle occidental. Les militaires américains tenaient eux aussi, et à tout prix, à garder cet allié décisif en Méditerranée durant toute la guerre froide. Pour des raisons culturelles et politiques, la Turquie aurait très bien pu être tentée par le mouvement des non-alignés qui rejetait la logique des blocs. Il n'en fut rien. Son appartenance à l'Otan était, et reste, un élément clef de la stabilité de cette région du monde.
Quelque chose, pourtant, a changé sur les rives du Bosphore. C'est une Turquie très entreprenante qui évolue, depuis quelques années, sur l'échiquier international. Comme une puissance potentielle qui s'affranchirait progressivement d'un alignement trop contraignant. Comme un acteur qui ne regarderait plus seulement vers l'Ouest pour comprendre et décider de son avenir, mais qui mesure avec une acuité soudaine qu'à la table de jeu des pays qui l'entourent, c'est lui qui peut donner les cartes.
Ainsi, longtemps isolée sur la scène arabe, et arrimée à l'axe stratégique États-Unis/Israël, la Turquie a modifié ses relations avec ses voisins. Sur le dossier iranien, fini l'alignement. Au point de négocier en solo, avec le Brésil, une proposition d'accord avec le « bon ami » Ahmadinejad et de ne pas voter les sanctions à l'Onu. Avec les capitales arabes, finie l'absence de dialogue. La présence des islamistes modérés au pouvoir donne des ailes aux diplomates turcs, au point de leur faire tenter une médiation entre Syriens et Israéliens. Avec Israël, fini l'axe indéfectible qui faisait qu'Ankara offrait son espace aérien aux avions de chasse israéliens. Le business de l'armement continue entre les deux pays, mais les neufs victimes turques de la flottille pour Gaza ont instauré une distance nouvelle entre les deux États. Avant même l'incident, la bénédiction donnée par les Turcs à cette flottille en était déjà une preuve.
Les ambitions de la Turquie s'expriment aussi par la place qu'elle prend dans les républiques turcophones d'Asie centrale, dans la stabilisation de l'Irak, par une position stratégique en mer Noire qui en fait un carrefour crucial pour le commerce des hydrocarbures, et par ses richesses en eau vitales pour tout le Proche Orient. La plupart de ces données ne sont pas nouvelles. Ce qui l'est davantage, c'est la volonté du gouvernement turc, sous la férule du Premier ministre, Tayyip Erdogan, et de son ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, de les jouer différemment. En solo. En fonction, d'abord, des intérêts turcs. Politiques et surtout économiques. Ceux de Washington peuvent attendre.
D'où l'inquiétude américaine. Dopée par une forte croissance, diplomatiquement décomplexée, la Turquie a changé d'attitude, mais pas d'alliés. Nul ne remet en cause le parapluie de l'Otan, et l'adhésion à l'Union européenne reste un objectif explicite de sa diplomatie. La tentation néo-ottomane qu'on lui prête parfois ne correspond donc pas à la réalité. Pas encore. Mais l'Europe, divisée sur l'adhésion, entre l'hostilité de Berlin et de Paris et le soutien (à peu de frais) de Londres, doit sortir de sa posture statique sur ce sujet. En inventant, pourquoi pas, un vrai statut de partenaire (ce dont Moscou aurait aussi besoin d'ailleurs). Sous peine, sinon, de compter les points.
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