Notre société doute d'elle-même. Les parents se disent, non sans raison, que leurs enfants vivront moins bien qu'eux, ce qui n'aide pas ceux-ci à se projeter vers l'avenir. Et la globalisation est, pour beaucoup, source d'inquiétude, encore plus que dans d'autres pays d'Europe, lorsque l'on envisage la place de la France dans le monde.
Le malaise est parfois transformé en une sorte de panique morale qui fait croire que l'identité nationale serait en cause. Beaucoup de nos concitoyens se sentent fragiles, vulnérables, quand ce n'est pas isolés ou exclus, et un sentiment profond envahit les consciences : l'individualisme moderne, qui n'a cessé de se renforcer, n'est-il pas au coeur des difficultés contemporaines ?
C'est dans ce contexte qu'un petit mot de langue anglaise, le care, lancé par Martine Aubry, a connu un succès médiatique inattendu. Il est vrai que, dans quelques milieux très spécialisés, en psychologie, chez certains médecins, dans les débats au sein du féminisme américain, le terme revêt un sens relativement précis. Mais, au-delà de ces cercles, l'idée de care est vague.
Le mot qui, en anglais, signifie attention, soin, renvoie, en fait, à une question : est-il possible de tenir compte du caractère personnel, des difficultés individuelles des plus faibles et des plus démunis, tout en mettant en oeuvre une action politique générale, soucieuse de justice et de solidarité ? Le care est ici le bien-être, pour tous et pour chacun ; une affirmation du sens de la collectivité et du lien social en même temps qu'une préoccupation tournée vers les individus.
On a parfois voulu voir, dans le care, un esprit « boy-scout », un retour en force des pratiques caritatives : il n'en est rien. L'enjeu est politique, il s'agit de réfléchir à des mesures générales, pouvant concerner de larges pans de la population, en leur apportant la justice sociale et la solidarité de la collectivité, en personnalisant les réponses de la puissance publique, en agissant au plus près.
En ce sens, l'idée de care est peut-être bien plus novatrice à gauche où l'on a l'habitude de penser en termes sociaux, collectifs, généraux. Or, avec le care, on prend en considération des personnes singulières, même si l'on cherche à réformer le fonctionnement de la société, dans son ensemble, par exemple en proposant de promouvoir des services publics personnalisés.
Il y a là un vrai changement pour la gauche qui, tout en restant fidèle à ses idéaux collectifs, s'efforce d'inventer des modes d'action tenant compte des attentes ou des besoins propres à chacun. Elle doit composer avec des résistances, en son sein, vis-à-vis d'un projet de politique qui s'ouvrirait aux spécificités des difficultés individuelles.
Michel Wieviorka (*)
(*) Sociologue, École des hautes études en sciences sociales.
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