jeudi 21 août 2014
Le Noir tué par un policier blanc L’avant-scénario d’une guerre civile
Le Noir tué par un policier blanc L’avant-scénario d’une guerre civile
L’amorce d’une guerre ? Sur un bouillon de culture qui fermente depuis des générations, et dont certains ingrédients s’avèrent particulièrement inflammables, on laisse tomber, par calcul ou négligence, une simple étincelle dont le pouvoir dévastateur peut paraître inversement proportionnel à son intensité. Une bavure incongrue, un dérapage inexplicable, une erreur imprévisible peuvent alors dégénérer en drame. D’autant plus que le combustible est là, prêt à être dévoré par des passions mal éteintes, des illusions perverses, des équilibres ambigus.
A quelle distance exactement la ville de Ferguson est-elle passée de l’explosion ? On ne le saura jamais. On n’a connu que le premier acte, lorsque l’étincelle s’approcha dangereusement du bouillon de culture comme si elle avait décidé de tout faire sauter. Mais il lui manqua et la force et la durée pour passer de l’embrasement à l’événement, pour entrer carrément par effraction dans l’histoire d’une nation. Le second acte du scénario se déroba. Pourtant, le décor du premier acte pouvait encore servir et les acteurs – les mêmes – auraient pu facilement aller jusqu’au bout de leur rôle, ajouter à la haine les armes de la haine. Le second acte resta dans les tiroirs d’un diabolique metteur en scène qui ne voulut conférer à Ferguson que les attributs d’un banc d’essai – un test en creux, un avertissement destiné à ceux ayant pris conscience que le second acte de ce genre de pièce consiste à pétrifier toute émotion, toute révolte humaine, afin de laisser couler, sur des planches sonores devenues silencieuses, des filets de sang.
Violence à tous les carrefours
D’une banalité à hurler, la ville, coincée comme un fibrome sur les flancs de Saint-Louis, Etat du Missouri, ne vaut pas un détour, encore moins un voyage. Ferguson fait partie de cette Amérique que l’on rencontre par une incongruité stupide ou sous les effets d’un contretemps fâcheux. Il faut vraiment tomber en panne d’essence pour traîner ses guêtres dans ce quadrillage de rues où 21 000 personnes sont bien obligées de faire semblant de croire que le rebond économique dont tout le monde parle n’est pas forcément aussi loin qu’on le dit. C’est là, à la pliure de deux avenues, entre des rangées de façades mal guéries de la lèpre, que le cadavre d’un Noir de 18 ans est resté, le 9 août dernier, cinq heures allongé sur l’asphalte. Comme pour bien montrer que, dans ce pays, la violence surgit à tous les carrefours, que la mort se glisse dans toutes les communautés raciales. Le tribut paraît trop souvent plus lourd pour les Noirs, pense la foule, qui se demande pourquoi l’un des siens, victime d’un meurtre, est exhibé si longtemps dans un périmètre délimité au ruban jaune par les autorités.
On s’indigne. On s’exalte. On veut comprendre. Le jeune Noir vient d’être tué par un policier blanc. Schéma extrémiste, radical, explosif. L’inverse passerait inaperçu. Mais lorsque la mort mêle les races dans le mauvais sens, le résultat recèle une charge détonante maximale. Pourquoi a-t-on tiré ? Et dans quelles circonstances ? On nous assure que l’enquête commence. Quelle enquête ? Celle des Blancs, bien sûr. Ferguson est à 67% noire, mais sa police est à 94% blanche. Alors ?
Alors, tout est en place pour creuser le lit de la désinformation qui, en général, après une gestation accélérée, engendre un monstre : l’intoxication. Ces deux phénomènes, dont les plus habiles parmi les manipulateurs combinent cyniquement les effets, peuvent aisément déboucher sur un pan de guerre civile. Ferguson y a échappé – de justesse. Voyons les faits, dépouillés, peu compréhensibles, à la logique brisée. Le samedi 9 août, en début d’après-midi, Michael Brown, accompagné de l’un de ses copains de 22 ans, Dorian Johnson, lui aussi noir, pénètre sournoisement dans une supérette de la ville et y dérobe un paquet de cigarillos coûtant 49 dollars. Une caméra vidéo filme le forfait, identifie son auteur mais, pour l’instant, les deux jeunes sortent du magasin sans être inquiétés. Sans doute grisé par sa rapine et son habileté, Brown n’hésite pas, par bravade et mépris des usages, à marcher en plein milieu de la chaussée. L’initiative n’a pas échappé à Darren Wilson, depuis quatre ans gardien de l’ordre à Ferguson. Avec sa voiture de patrouille, il fait un crochet, rejoint les deux jeunes pour leur conseiller, avec calme mais fermeté, de rester sur le trottoir. Ensuite, les clips se déroulent à toute allure. Brown, qui mesure près de deux mètres et pèse 125 kilos, frappe au visage le policier toujours assis derrière son volant.
Quand la réalité s’affole
Une lutte rapide s’engage, violente, chaotique, au cours de laquelle Brown tente d’arracher le pistolet de son adversaire qui réussit à se dégager et à sortir de voiture. Là, le récit vacille, se crispe, suffoque. Que se passe-t-il exactement dans ces fractions de secondes décisives ? On n’en sait encore rien. Tout juste quelques éléments d’un puzzle.
Les deux hommes ont dû se dégager l’un de l’autre car, à un certain moment, Brown se trouve à deux ou trois mètres du policier. Un policier dont on imagine l’état d’esprit : il vient d’être agressé, blessé, humilié dans ses fonctions par un jeune à qui il a seulement conseillé de ne pas risquer d’être accroché par un automobiliste. De plus, on a essayé de lui prendre son arme, ce qui constitue pour un cop la gifle suprême. Brown se trouve donc à deux ou trois mètres de Wilson – cela, nous le savons grâce au témoignage du copain Johnson – et c’est alors que le policier sort son pistolet et tire. Quelque chose a dû se brouiller dans sa tête : décidément, les images s’entrechoquent, la réalité s’affole, les leçons apprises à l’académie de police ne correspondent plus à rien. Wilson tire une fois, deux fois, et finalement vide la moitié de son chargeur. On retrouvera six balles dans le corps de Brown : deux dans la tête, quatre dans le bras droit. Les balles de la désinformation, puis de l’intoxication.
Alors que Wilson est conduit dans un lieu tenu secret pour éviter tout lynchage, les manipulateurs de la conscience noire bâtissent un roman afin de transformer cette dramatique bavure en massacre prémédité à connotation hautement raciste. La désinformation s’articule d’abord autour de deux « oublis » de taille : on n’évoque absolument pas ni le vol des cigarillos ni l’agression dont a été victime le policier. Ensuite, la désinformation se meuble d’un portrait grotesque : on peint Brown sous les traits d’un-bon-petit-gars-toujours-prêt-à-rendre-service-et-qui-est-élevé-par-sa-grand-mère. Sur les lieux du drame, les fleurs s’accumulent. Les fleurs et les bougies que l’on allume le soir. Les Blancs rasent les murs. Dans les quartiers chauds, on pille, on casse, on détruit. Ferguson vit à l’heure du racisme cru. La Garde nationale montre ses muscles. Pendant ce temps, le copain Johnson en ajoute une couche en clamant que Brown levait les bras au ciel en hurlant : « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! »
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