mercredi 11 décembre 2013
Pourquoi la France doit apprendre à ne pas avoir peur du voile "simple" mais refuser catégoriquement le voile intégral
Le procès de la femme au niqab, dont le contrôle d'identité avait entraîné des émeutes en juillet à Trappes, s'ouvre mercredi par l'examen de la première QPC (question prioritaire de constitutionnalité) déposée en France contre l'interdiction du voile intégral dans l'espace public.
Claude Sicard : La première question qui se pose est de savoir quelle réponse il convient de donner à la revendication qui présente le port du voile en France par des épouses de musulmans comme une réelle obligation religieuse. La réponse à cette question est claire : le port du hijab, pour des musulmanes ayant à vivre dans des pays non musulmans où ceux ci se trouvent être minoritaires n’est nullement obligatoire. Le port du voile est certes obligatoire pour les femmes dans les pays musulmans, mais il ne l’est aucunement dans nos pays européens, du moins tant que les musulmans n’y seront pas majoritaires. Cela ressort du droit musulman, et avait été confirmé à Nicolas Sarkozy lorsque, en tant que ministre de l’Intérieur, il s’ était rendu au Caire pour consulter les autorités religieuses à al-Azhar où il avait rencontré le cheikh Muhammad Sayyid Tantaoui, la plus haute autorité religieuse de l’Egypte à cette époque. Si donc une femme musulmane revendique ses obligations religieuses pour se munir d’un hijab en Europe, c’est soit qu’elle ignore le droit musulman, ce qui est fort possible car cette dispense ne leur est généralement pas dévoilée par les imams dans les mosquées, soit qu’elle veut afficher son appartenance à l’islam, bravant ainsi les mœurs de nos sociétés occidentales.
John Bowen : Si "crispation" il y a, c’est plutôt à cause de lois et pratiques perçues comme des atteintes à la liberté religieuse, parmi lesquelles on trouve, pour des musulmans - pas pour tous évidemment - la loi de 2004 et la série d’arrêts depuis qui limitait la mobilité de femmes en hijab, par exemple dans l’accompagnement d’enfants aux sorties scolaires. Mais le sens du voile est variable. Il arrive que pour une musulmane le port du voile renforce un sentiment d’être sur "la bonne voie", en même temps qu’il donne une sorte de caution aux parents (on peut lui faire confiance). Le voile fait savoir aux gens qu’elle suit un certain train de vie, sans alcool, par exemple. Donc, pas "un sens" mais des sens.
Rémi Brague : Le commandement pour les femmes d’avoir à se voiler est l’objet de deux versets du Coran (XXIV, 31 et XXXIII, 59), dont je rappelle que, pour l’islam, il a été dicté par Dieu. Et par un Dieu éternel et omniscient, qui doit donc savoir ce qu’Il dit. Ce qui fait qu’on ne peut pas interpréter Ses commandements, en tout cas au sens où "interpréter" voudrait dire : remonter de la lettre d’une loi à son intention première. Si l’on accepte cette prémisse, il n’y a pas de "crispation", mais désir d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. On pourra tout au plus se demander si le voile sera long ou court, opaque ou plus ou moins transparent.
Claude Sicard : Cette question est sans cesse débattue dans notre pays. Dans la mesure où la laïcité consiste à ce que les croyances religieuses n’interviennent pas dans la façon dont la puissance publique organise la vie en société, on ne voit pas selon quels arguments on pourrait interdire le port du hijab. Par contre, des voiles qui recouvriraient complètement le visage sont, eux, à juste titre, à proscrire car il y va de problèmes de sécurité, et la sécurité est le seul argument qui peut être opposé aux musulmans selon les textes de la Convention Européenne des droits de l’homme. Notons, à propos de ces problèmes de laïcité, que l’exigence de viande halal dans les cantines scolaires, dans les hôpitaux, ou dans les prisons, est à rejeter car, là, effectivement, des préoccupations religieuses interfèrent avec la façon dont la puissance publique organise la vie en société. Il en est de même pour, par exemple, les exigences d’horaires spéciaux pour les femmes dans les piscines municipales, ou pour l’interdiction qu’un médecin masculin examine une femme musulmane ! Cela, curieusement, semble avoir échappé à nos autorités !
John Bowen : La laïcité française ? De quoi parlez-vous précisément ? S'il s'agit de la loi de 1905, qui ne contient pas le mot "laïcité" d’ailleurs, elle porte essentiellement sur la fin du financement de cultes publics et donne le droit au préfet de régler les pratiques religieuses dans la rue. Avec des lois postérieures (de 1906-1907) elle interdit à l’Etat de donner des subventions aux cultes - à moins que leurs bâtiments ne soient construits avant 1905 ! Aujourd’hui elle a donné naissance à une idée plus générale selon laquelle personne ne doit afficher ses convictions religieuses s’il agit au nom de l’Etat. Voici une idée cohérente de la laïcité française. Les acteurs publics musulmans - imams, pédagogues, responsables de culte - n’ont ou ne doivent avoir aucune difficulté avec la laïcité en tant que telle, surtout si on analyse la politique française envers les cultes en politique de "contrôler et soutenir" ; c’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon livre "l’Islam à la française". Alors, où se trouve le port du voile dans cet assemblage de lois et de principes ?
Rémi Brague : Le mot même de religion est trompeur. Tous, même athées, nous nous faisons de ce que doit être une religion une image calquée sur le christianisme. Nous y incluons donc des "rites", la prière, etc., alors que nous en excluons le droit. Et le christianisme n’a pas d’autre morale que la morale commune du Décalogue. L’islam, lui, est essentiellement un système juridique à fondement divin. La mystique, la piété individuelle, y sont permises, mais facultatives. L’obéissance aux commandements "divins" y est en revanche obligatoire. La laïcité française, comme d’autres systèmes dans d’autres pays, a été rendue possible par une séparation qui est essentielle au christianisme et qui est absente de l’islam.
Claude Sicard : Le rappel que nous avons fait plus haut des dispositions de la loi islamique dispensant des musulmanes ayant à vivre en Europe du port du voile nous conduisent tout naturellement à considérer cette pratique de la part de personnes installées en France, en Italie, en Allemagne…comme une véritable provocation. Ces personnes veulent manifester qu’elles appartiennent à une autre civilisation que la nôtre, et elles en tirent une certaine fierté. On ne doit pas se dissimuler que l’islam considère notre civilisation occidentale comme inférieure à la civilisation musulmane au plan des valeurs. Le prophète Mahomet, en effet, a révélé aux musulmans qu’ils étaient la meilleure des communautés que Dieu ait jamais créée, et cela est une vérité coranique. Les musulmans qui sont croyants jugent sévèrement notre civilisation : c’est une civilisation, disent ils, sans Dieu, une civilisation où les personnes se livrent à la débauche, autorisant l’adultère et l’homosexualité, où les individus sont foncièrement égoïstes, et où l’on idéalise par trop la réussite matérielle, les occidentaux ayant le culte de l’argent et des loisirs.
John Bowen : Deuxième option, dans la mesure où les femmes qui le portent restent plutôt dans les coulisses de la société française, telles sont les pressions et les réactions négatives qu’elles rencontrent en public. Si c’est du prosélytisme, c’est largement inefficace ! En même temps, bien évidemment l’islam prosélyte existe aussi, porté plus souvent par des hommes et par des médias islamiques. Ce n’est pas parce qu’on défend la liberté religieuse de l’individu qu’on pratique un angélisme par rapport aux formes plus radicales de l’islam.
Rémi Brague : Il y a un peu des deux, selon les personnes et les intentions de celles qui le portent et de ceux qui le leur font porter. Mais, dans tous les cas, j’y vois plutôt une sorte de préservatif, une défense contre ce que bien des musulmans considèrent comme la pourriture de sociétés en voie de décomposition.
Claude Sicard : L’argument que l’on voit avancé souvent dans nos pays occidentaux pour condamner le port du voile consiste à considérer celui-ci comme une atteinte à la dignité de la femme : ce serait l’expression d’un machisme propre à la civilisation musulmane. Cet argument vaut dans le cas de musulmanes qui se trouveraient contraintes, effectivement, par leur époux : mais cela n’est pas le cas de femmes faisant librement ce choix, un choix souvent d’ailleurs dicté par la sociologie du milieu dans lequel elles évoluent. Beaucoup de jeunes, en effet, dans les banlieues des grandes villes et dans les cités à forte présence musulmane considèrent aujourd’hui les femmes qui se dispensent de porter le voile comme des filles de mauvaises mœurs, et ils les agressent. Ces filles se trouvent alors exposées à la vindicte populaire, et sont discréditées...
John Bowen : Si on pouvait démontrer - qui n’est pas la même chose que proclamer - que porter le voile intégral nuit à la dignité de ces femmes (et je ne sais pas comme démontrer un tel lien) alors pourquoi pas l’interdire partout et pour toujours ? Mais dès qu’on pense à cela il faut se poser d’autres questions. Est-ce que nous sommes certains que les mêmes inquiétudes et certitudes ne pourraient pas nous amener vers l’interdiction de toute représentation de femmes nues, ou semi-nues, dans l’espace public ? Comme justifier le premier sans accepter au moins la possibilité du deuxième ? Même dans une société homogène - que la France n'est pas - on hésiterait avant de commencer à dresser la liste des choses qu’"on" (qui ?) considère comme contraire à la dignité humaine.
Rémi Brague : La notion de dignité est bonne fille, on peut la mettre à toutes les sauces. Qu’un avocat, à côté d’autres grands mots comme la liberté, l’utilise contre la loi interdisant le voile est de bonne guerre. Il retourne ainsi contre notre bonne conscience nos propres slogans.
L’État français a pris l’habitude de multiplier des lois abondamment claironnées, tout en faisant comme si elles étaient de simples conseils, qu’on peut suivre ou non. Et en tout cas qu’on se garde bien de faire respecter, sauf bien entendu envers les plus faibles, ou là où il s’agit d’argent.
Claude Sicard : Faut-il définitivement interdire le port du hijab dans les lieux publics, ceci afin d’aller vers une société plus sereine ? Tout dépend du type de société que l’on souhaite avoir. Si l’on considère que le vivre ensemble harmonieusement, en partageant de mêmes valeurs, est le type de société qui convient le mieux aux êtres humains, une société solidaire où existe une réelle cohésion entre les individus, le port du voile est effectivement à prohiber, puisqu’il est la manifestation pour des femmes ainsi habillées de leur appartenance à un autre monde, un affichage voulu par elles d’une identité différente de celle des personnes qui constituent la société dans laquelle elles vivent. Accepter le port du voile, c’est faire le choix du multiculturalisme, c’est à dire d’une société constituée de diverses communautés ayant chacune son identité propre et sa culture. Les anthropologues seront unanimes pour nous dire que les sociétés humaines ont besoin de cohésion et de communion, et de valeurs à partager en commun. D’ailleurs l’expérience des Pays bas est très instructive : ce pays, tout proche de nous, qui était traditionnellement fondé sur le multiculturalisme a accueilli les nouveaux arrivants musulmans en les aidant à conserver leur culture et leurs traditions : ils viennent de constater qu’il était temps pour eux de renoncer au multiculturalisme, et ils sont en train de mettre en place tous les instruments voulus pour que les nouveaux immigrés en provenance de pays musulmans puissent s’intégrer dans la société néerlandaise en s’assimilant correctement. Il s’agit pour notre voisin d’un changement complet de paradigme. En somme, une expérience très instructive qui certainement mériterait d’être prise en considération par nos gouvernants, au moment où le problème du port du voile en France se pose à nouveau.
John Bowen : Je ne suis pas convaincu de la pertinence de la question, dans la mesure où on n’est pas certain que Strasbourg donnerait raison à la France en ce qui concerne cette "limite absolue". Mais j’accepte une certaine logique psychologique : si une limite est acceptée, cela pourrait apaiser les tensions autour du simple voile. Mais la question est plus large : est-ce que la France est prête à devenir une société cosmopolite et multiforme, avec de diverses formes de différences visibles dans la rue, sur les têtes, sur la peau des concitoyens et concitoyennes ? Il ne s’agit plus d’une question concernant "les immigrés" mais "les citoyens".
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