La gauche doit gouverner et la droite se recomposer
Le problème de la cohabitation empoisonne la vie politique française
depuis qu’en 1978, le président Giscard d’Estaing déclara qu’il
resterait à l’Élysée en cas de victoire de la gauche aux élections
législatives, et surtout, depuis qu’en 1986, Jacques Chirac, leader de
la nouvelle majorité à l’Assemblée nationale, accepta de devenir premier
ministre de François Mitterrand en vue de la présidentielle de 1988,
mais au risque, assumé, d’abîmer en profondeur la Ve république. Avec
ses chausse-trappes, ses pièges innombrables, ses poignards dissimulés
dans des bouquets, ses byzantinismes et ses non-dits, ses jeux tortueux
autour de la lettre et de l’esprit de la constitution, avec le capiteux
parfum d’hypocrisie qui l’accompagne toujours, on conçoit que l’homme de
Jarnac, le plus florentin de nos chefs d’État, dût en raffoler. Mais on
imagine à quel point la couleuvre fut dure à avaler pour un Chirac qui
se donnait encore, à l’époque, pour un gaulliste pur sucre, et qui se
vit obligé, à trois reprises, de sacrifier ses convictions sur l’autel
de ses ambitions. Et tel est encore le sentiment que donne le plaidoyer
pour la cohabitation qu’Henri Guaino a fait paraître dans Le Figaro du 24 mai.
Interrogé par un journaliste qui n’y va pas par quatre chemins en lui
demandant carrément si la cohabitation n’est pas nocive, celui qui fut
jadis l’homme lige de Philippe Séguin répond, un peu gêné : « C’est aux
Français d’en décider ! Je n’imagine pas leur dire : « Ne votez pas pour
nous, parce que la cohabitation, ce n’est pas bien.» Ce qui serait
nocif, ce ne serait pas la cohabitation, poursuit Guaino, ce serait que
les socialistes aient tous les pouvoirs pour appliquer leur programme. »
Donc, qu’il n’y ait pas de cohabitation, laquelle, par comparaison, lui
paraît bénéfique… En acceptant de se présenter aux élections, Guaino se
condamnait à prendre de telles positions. Pourtant, nul doute qu’au
fond de lui-même, il ait bien conscience que, dans le cadre de la Ve
république, une telle cohabitation serait désastreuse à long terme, et
sans grand intérêt à brève échéance.
A court terme, en effet, les bénéfices politiques d’une cohabitation
seraient peu significatifs. Elle aurait évidemment l’avantage, et ce
n’est pas rien, avouons-le, de permettre aux personnalités éminentes qui
siégeaient dans le précédent gouvernement, les Frédéric Lefebvre, les
Éric Besson, les NKM, les David Douillet, les Benoist Apparu, de
retrouver les maroquins dont une décision inconsidérée des Français
vient de les priver indûment; peut-être même permettrait-elle à François
Fillon de retourner à Matignon, ce qui aurait au moins l’intérêt
d’apaiser la guéguerre des chefs qui se profile à l’UMP. Mais sur le
fond, une telle cohabitation aurait surtout pour effet de « rétablir un
équilibre », comme le soulignent fréquemment les ténors de la droite
modérée, c’est-à-dire, en clair, d’instituer au sommet de l’État une
situation de paralysie. D’un côté, en effet, le président de la
république se verrait effectivement privé de la plupart des fonctions
qu’il assume en temps ordinaire, lorsqu’il dispose d’une majorité à
l’Assemblée nationale, et donc, d’un premier ministre et d’un
gouvernement de la même couleur politique que lui. On retrouverait
ainsi, pour cinq ans, la figure pathétique du roi fainéant telle que
l’assuma Jacques Chirac entre 1997 et 2002. Mais en face, la droite
modérée, majoritaire à l’Assemblée et en mesure d’imposer un premier
ministre, se retrouverait elle aussi dans une situation inconfortable,
dans la mesure où elle resterait par ailleurs minoritaire au Sénat.
Dans ces conditions, elle ne pourrait pas réviser la constitution,
et, par exemple, imposer la fameuse « règle d’or » : pour cela, il lui
faudrait en effet l’appui du président et de la majorité du Sénat. Elle
ne pourrait plus légiférer à sa guise par voie d’ordonnances comme elle
en a pris l’habitude ces dernières années, les ordonnances exigeant la
signature du chef de l’État. Elle se verrait, enfin, considérablement
bridée en matière de politique étrangère et européenne, laquelle, même
en période de cohabitation, relève en partie du domaine réservé du
président. En somme, même à ne considérer que le court terme, une
cohabitation ferait entrer la France dans un état de coma politique –
jusqu’à ce que le Président se décide enfin à dissoudre l’Assemblée
nationale. A tout cela, de bons esprits pourront évidemment rétorquer
qu’une majorité de droite à l’Assemblée aurait au moins l’intérêt
d’empêcher la gauche de réaliser son programme : certes, mais vu ce qui
sépare objectivement le programme de la droite modérée post-sarkozyste
de celui de la social-démocratie à la Hollande, on est en droit de se
demander ce que cela change.
Plus fondamentalement, alors que les avantages immédiats s’avèrent
bien maigres, les inconvénients à long terme paraissent considérables –
du moins, aux yeux de personnalités que l’on peut supposer attachées à
l’héritage du général De Gaulle.
Au regard du principe démocratique, d’abord, il paraîtrait assez
choquant que le président, que la majorité du peuple vient d’élire afin
qu’il puisse agir et gouverner, se trouve aussitôt dans l’incapacité
d’assurer le mandat qui lui a été confié du fait d’élections
législatives dont le résultat dépend largement des modalités du
découpage électoral, des déséquilibres démographiques, de questions de
lieux et de personnes, bref, des innombrables considérations locales ou
conjoncturelles qui président à la désignation des 577 membres de
l’Assemblée. Qu’on le regrette ou non, la valeur démocratique de
l’élection présidentielle est sans commune mesure avec celle des
législatives : c’est pourquoi il serait en définitive attentatoire au
principe démocratique que celles-ci puissent invalider celle-là.
Mais le pire est ailleurs : dans l’altération profonde de la fonction
présidentielle et de la stature du chef de l’État qui résulterait
inévitablement d’une cohabitation longue. C’est ce qu’ont pu constater
les Français en 2002, lorsque Jacques Chirac fut réélu après cinq ans de
cohabitation avec Lionel Jospin : à la place du président de plein
exercice qu’ils avaient connu en 1995, ils se sont retrouvés avec un
homme habitué à jouer les potiches et à inaugurer les chrysanthèmes,
bref, avec un président paresseux qui laissera la bride sur le cou à
Raffarin, à Villepin et à Nicolas Sarkozy. La cohabitation longue,
c’est, à terme, le risque de voir renaître ce que l’on appelait dans les
années 1950 « les délices et les poisons » du parlementarisme absolu et
du régime des partis. C’est la possibilité de voir disparaître cette «
monarchie populaire », selon le mot du général De Gaulle, qui constitue
l’essence et fait tout l’intérêt de la Ve république.
Au total, plutôt qu’une cohabitation forcément désastreuse, sans
doute serait-il plus raisonnable de laisser à la gauche le risque de
gouverner, à la droite, la possibilité de se recomposer, et à la Ve
république, une chance de survivre.
samedi 26 mai 2012
Mortelle cohabitation
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