"L'erreur de ma vie, pense-t-il aujourd'hui. Mais ma femme voulait que la famille soit réunie." C'était en 1988. Après avoir rejoint vingt ans plus tôt son père charpentier, immigré aux Etats-Unis pour faire fortune, M. Klouvas, qui se fait maintenant appeler "Mike", avait décidé comme nombre de ses compatriotes exilés de retourner au pays. La situation économique y étant devenue plus florissante, pourquoi rester loin des siens ? "En 2000, Astoria avait perdu un tiers de sa population grecque par rapport aux années 1980", raconte Joseph Berger, journaliste au New York Times, auteur d'un reportage sur ce quartier il y a dix ans. Plutôt une bonne nouvelle, le signe que le pays allait mieux.
Pour M. Klouvas, les premières années à Athènes ont, c'est vrai, été idylliques. Les affaires marchaient bien, l'argent était là. Il avait ouvert un restaurant : Arxomani. "On faisait la queue pour y venir !", raconte-t-il. Et puis la crise a tout gâché. En trois ans, le pays a vu son produit intérieur brut plonger de plus de 11 % et le chômage grimper jusqu'à près de 20 %. L'Etat en faillite doit maintenant éponger ses déficits et l'économie regagner en compétitivité. Les travailleurs, appelés parfois avec mépris les "cueilleurs d'olives", et les classes les moins aisées en sont les premières victimes. Les subventions, les retraites, les minimums salariaux ont été amputés. "Aujourd'hui, en Grèce, il n'y a plus assez d'argent pour s'acheter des vêtements, alors aller au restaurant...", soupire M. Klouvas.
A plus de soixante ans, les cheveux blancs mais l'oeil pétillant, "Mike" a donc décidé, une fois encore, de repartir de zéro aux Etats-Unis. Infatigable, il cumule aujourd'hui deux "jobs". L'un comme head manager (gérant) d'un restaurant sur le point d'ouvrir à Corona, l'autre comme serveur dans un autre établissement, avec, bien sûr, des horaires à rallonge. "De 8 h du matin jusqu'à parfois 2 heures le lendemain", dit-il. Le prix à payer pour se constituer une petite cagnotte avant l'arrivée de sa femme et de ses deux filles, prévue à Pâques.
ECHAPPATOIRE
Combien sont-ils comme lui ? Les statistiques n'ont rien d'officiel. Les demandes de green cards, ces fameuses "cartes vertes" qui permettent de s'installer aux Etats-Unis, ne donnent pas d'indication pertinente, le délai d'obtention étant long et extrêmement difficile. Nombre d'habitants d'Astoria expliquent d'ailleurs discrètement qu'ils n'ont pas "tous les papiers".
Mais pour Spiro, jeune homme grassouillet né aux Etats-Unis, le bras droit tatoué du drapeau de son pays d'origine, cela ne fait pas de doute : "Tous les Grecs veulent venir ici". La hausse de 20 % de visiteurs grecs recensés à l'arrivée de "JFK", l'aéroport de New York, en 2011, par rapport à 2006, donne une petite idée du pouvoir d'attraction de l'Amérique. A l'Immigration Advocacy Services d'Astoria, une organisation à but non lucratif chargée d'aider les immigrés à remplir les formulaires nécessaires, Tony Meloni a aussi observé une augmentation de 50 % depuis un an des demandes venant de Grecs. "Au début, les gens appelaient, posaient des questions : "Et si... et si...". Maintenant, ils arrivent bille en tête", constate-t-il.
New York n'est pas la seule échappatoire, mais la communauté d'Astoria donne de l'espoir : la présence d'un frère, d'une soeur ou d'un parent permet, en effet, d'obtenir un permis de travail plus facilement, parfois en quelques mois.
Stratos "Steve" fait partie de ces rêveurs. Ce sympathique gaillard de 42 ans, arrivé il y a deux mois, parle à peine anglais mais caresse l'idée d'une carrière d'entraîneur de football, tout en servant des fetas dans l'épicerie d'un ami de sa mère, sur Ditmars Boulevard. Il y a aussi ces familles venues inscrire leurs enfants à l'école St Demetrios d'à côté, grâce à des "relations". "L'école a aussi une église, on peut aider parfois", explique Persa Platis, secrétaire de l'établissement.
Mais, pour les autres, sans connaissance, sans famille, sans connexion, venir aux Etats-Unis est un défi. Une loterie parfois. "De mon temps, c'était bien plus facile", reconnaît Elias Tsekerides, président de la Federation of Hellenic Societies of Greater New York, chargée de promouvoir la culture hellène. Installé aux Etats-Unis depuis 1963, ce Gréco-Américain, père de deux enfants "américano-grecs", précise-t-il fièrement, reçoit régulièrement des mails et des coups de fils du pays. "On m'envoie des CV, mais nous ne sommes pas une agence pour l'emploi !", se désole-t-il. Et puis, ces jeunes souvent bardés de diplômes accepteraient-ils de faire les serveurs ou les laveurs de vaisselle comme leurs aînés ?
Malgré tout, l'arrivée de cette deuxième génération de Grecs à Astoria offre un petit réconfort : elle fera peut-être grossir la parade du dimanche 25 mars, en l'honneur de l'indépendance du pays. "Je ne sais pas combien nous serons, mais il y aura du monde sur la Ve Avenue !", pressent M. Stekerides.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire