Pousser la Grèce hors de la zone euro, dresser un mur pour s’en protéger et construire l’Europe fédérale ? L’idée semble séduire certains dirigeants européens. Mais elle ne réglerait pas la crise, et le prix à payer serait la fin de notre culture commune, prévient l’éditorialiste Barbara Spinelli.
Nous nous sommes trop facilement habitués à dire que, après tout, la faillite grecque n’est pas le désastre que nous redoutions depuis tant d’années. Que ce mal incurable, il suffit de l’éloigner, et donc de couper Athènes de la zone euro comme on pratique une appendicectomie.
Comme la ligne Maginot construite par les Français pour se protéger des attaques allemandes dans les années 1920 et 1930, le pare-feu évoque l’univers fermé de la clinique et de la guerre : le mirage d’un mur inviolable rassure, même si nous connaissons le destin de la ligne de défense française. Elle est tombée d’un coup. L’historien Marc Bloch a parlé d’une "étrange défaite" parce que la débâcle avait eu lieu dans les esprits avant que ne tombe la ligne Maginot, "dans les arrière-gardes de la société civile et de la politique" avant le front.
Personne ne croit à ce pare-feu illusoire
En réalité, personne ne croit à ce pare-feu illusoire qui nourrit l’imagination en affaiblissant la raison. Sinon, l’Union européenne n’aurait pas pris la décision, le 21 février, de consentir un énième prêt colossal à la Grèce. Sinon, nul ne penserait à doter l’Union d’une nouvelle architecture : plus fédérale, sous la houlette d’un gouvernement européen auquel les Etats membres délègueraient davantage de souveraineté.Les choses avancent lentement, et nul ne s’attelle au nœud du problème (à savoir les ressources dont disposera l’Union pour mener à bien un programme d’investissement efficace).
Il y a des jours où l’on a l’impression que les "grands" gouvernements attendent la faillite grecque pour construire l’Union qu’ils disent vouloir. Telle est la thèse avancée par l’économiste Kenneth Rogoff, interviewé par le Spiegel : une fois qu’Athènes aura été expulsée de l’Union, les Etats-Unis d’Europe pourront mener plus rapidement à bien ce qu’ils ont prévu, grâce à la crise. Mais une nouvelle Union pourra-t-elle vraiment émerger sur les cendres de la Grèce ? Et de quelle Union s’agira-t-il sans la pression de la crise grecque ?
Pour l’heure, Athènes est dans la tourmente et multiplier les plans à court terme fragilise la zone euro et l’idée même d’une Europe solidaire dans l’adversité. Cette dernière aura du mal à former une fédération si le premier acte consiste à jeter à la baille les pays qui ne s’en sortent pas. Si l’opération "pare-feu" n’est pas indolore pour la Grèce, elle ne l’est pas non plus pour l’Europe.
C’est ce que Mario Blejer et Guillermo Ortiz, deux anciens banquiers centraux d’Argentine et du Mexique, ont écrit dans les colonnes de The Economist en rappelant aux Européens le coût de la faillite de Buenos Aires en 2002, et les différences entre l’effondrement argentin et celui qui est redouté en Grèce. L’Argentine a en effet connu six années de croissance après la dévaluation du peso et sa désindexation du dollar, mais le monde ne traversait pas la récession qu’il traverse actuellement.
Le redressement de la situation financière a été étalé sur une dizaine d’années, et le peso existe encore. A l’inverse, la drachme n’existe plus, et sa réintroduction serait un coup terrible pour le pays (les dettes grecques étant libellées en euros, comment les rembourser avec une drachme dévaluée ?). Enfin, ajoutent les banquiers centraux, on a oublié la courte vue du Fonds monétaire international et la dureté du krach argentin.
Une rancoeur pleine d'agressivité
Comment se fait-il que l’Europe aille aussi mal ? Est-ce l’économie qui vacille, sa classe politique est-elle malade, à moins que ce ne soit sa culture ? En réalité, les trois chancellent, et l’Europe sortira de cette épreuve renforcée ou bien dégénèrera, selon les remèdes appliqués simultanément aux trois maux – l’économie, la culture, la politique.Sur le plan culturel, nous faisons un bond en arrière de 90 ans dans nos rapports entre Européens. En écoutant les citoyens, on a l’impression de revenir aux schémas nationaux des années 1920 et 1930. Une rancœur pleine d’agressivité reprend racine. Depuis des mois, les unes des journaux grecs dépeignent les dirigeants allemands comme des nazis.
Dans le même temps, Athènes déterre la question des réparations de guerre que Berlin doit encore payer à l’Europe occupée par Hitler. C’est oublier l’épisode de 1945, lorsque nous avons réaccordé notre confiance à la nation allemande et que nous avons entrepris d’unifier l’Europe. Cette confiance avait une signification précise, y compris financière.
Les réparations de guerre, qui avaient été la malédiction de l’Allemagne après la Première Guerre mondiale et l’avaient plongée dans la dictature, ne devaient plus exister (Israël étant un cas à part).
Ce que nous avons accordé à l’Allemagne en 1945, pour des raisons stratégiques, et parce que la culture politique avait changé, nous ne sommes pas capables de l’accorder aujourd’hui à la Grèce. Les erreurs d’Athènes ne sont pas des crimes, et pourtant la Grèce doit expier en plus de payer. Même ses élections sont vues d’un mauvais œil.
Les réparations qui lui sont demandées sont sévères et engendrent colère et ressentiment. Manifestement, on ne voit pas quelles raisons stratégiques pourraient motiver le maintien de la Grèce en Europe : il faudrait pour cela avoir une vision du monde, et la culture actuelle n’est plus celle des années 1945-1950.
Cette régression a des effets désastreux sur la politique. Comment une Europe fédérale peut-elle émerger si s’impose une culture déconnectée des enseignements que les Européens ont tirés de deux guerres mondiales ? Le choix d’un président comme Joachim Gauck, en Allemagne, est une bonne nouvelle, car la population allemande a contribué à ce climat de suspicion, même s’il n’est pas toujours injustifié. L’Europe a besoin de citoyens éclairés, et non de boucs émissaires.
Elle a besoin d’un croissance différente, commune, et non d’années de récessions, d’hostilités intestines, de vacillements de la démocratie. Sinon, elle est vouée à connaître à son tour une "étrange défaite", née dans les arrière-gardes de la société civile avant de se déclarer dans la ligne de défense mise en place le long des murs anti-contagion.
Le plan de sauvetage grec : "Une illusion"
Sigmund Freud a écrit : 'Les illusions nous rendent le service de nous épargner des sentiments pénibles et de nous permettre d'éprouver à leur place des sentiments de satisfaction. Aussi devons-nous nous attendre à ce qu'elles en viennent un jour à se heurter contre la réalité, et le mieux que nous ayons à faire, c'est d'accepter leur destruction sans plaintes ni récriminations.'
L'Europe et l'UE vont bientôt "se heurter à la réalité". La réalité du dernier sauvetage grec est qu'il enlise le pays de plus en plus profondément. Et avec une économie grecque qui se contracte toujours plus, les roues de ce sauvetage vont finir par se décrocher.
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