Président de la commission pour la libération de la croissance française, auteur des deux rapports qui portent son nom, Jacques Attali décrypte, dans cet entretien exclusif qu'il nous a accordé mardi depuis Washington, le nouveau plan de rigueur de François Fillon. François Hollande l'a jugé lundi soir « incohérent, injuste et inconséquent ». L'ancien conseiller spécial de François Mitterrand estime que ce deuxième budget n'est pas plus à la hauteur que le premier pour résoudre la crise des finances publiques françaises. Il préconise d'appliquer désormais le versant de gauche du rapport Attali 2, c'est-à-dire de mener « une politique cohérente et globale de lutte contre les injustices et les gaspillages ».
Comment jugez-vous, à l'aulne des deux rapports que vous avez présidé à la demande de Nicolas Sarkozy sur la « libération de la croissance », le deuxième plan de rigueur présenté lundi par François Fillon ?
Depuis l'été dernier, j'ai dit que le moment de vérité sur les finances publiques françaises viendra avec le projet de budget 2012. Dés la présentation du premier plan Fillon, fin août, j'ai estimé que ce budget n'était pas à la hauteur de la situation et ne changerait rien quant à la survie de la note Triple A de la France. Ne nous faisons pas d'illusion : sur les marchés, la dette française n'est déjà plus AAA. Quand on regarde l'évolution du spread France-Allemagne (l'écart sur les emprunts d'Etat à dix ans, passé de 40 à 120 points de base), la dette française correspond à une note BBB+. Ne faisons pas les choses pour une note perdue. Agissons non pas pour les seuls marchés financiers, mais pour rétablir l'économie française. De ce point de vue, le deuxième plan Fillon n'est pas plus à la mesure du problème que le premier. La raison est simple : nous avons perdu trop de temps et plus nous attendons, plus la marche d'escalier est infranchissable. Dans son deuxième rapport, la commission que j'ai présidé estimait qu'il fallait réduire nos déficits de 95 milliards d'euros sur trois ans. C'était en octobre 2010. Le deuxième plan, qui porte à 18 milliards l'effort cumulé sur 2012 est à l'évidence insuffisant, car il ne nous permet pas de rattraper le retard accumulé dans l'effort d'ajustement. Ce plan ne suffira pas, surtout si la croissance est encore plus faible que prévu, et il est peu lisible. C'est un nouveau saupoudrage de petites mesures qui cherchent à mécontenter le moins d'électeurs possible, dans une optique électorale évidente : ne pas déclencher la colère de la rue. Si le gouvernement était aussi sérieux qu'il l'affirme, il faudrait demander un effort d'au moins 30 milliards d'euros dés 2012 pour mettre la France à l'abri tout de suite. Et le gouvernement ne devrait pas hésiter pour aller vite à augmenter beaucoup plus fortement les impôts. Le rapport de Jean-Philippe Cotis [directeur général de l'Insee] a montré que depuis 2000 et les baisses d'impôts décidées par Laurent Fabius, la France a perdu 22 points de PIB de recettes publiques. On a baissé les impôts, c'est bien, mais en oubliant qu'il fallait baisser en même temps les dépenses. Si on avait gardé le même niveau d'imposition qu'en 2000 -et la France n'était pas, que je sache à l'époque une économie soviétique-, notre dette publique actuelle serait de 65% du PIB, soit 20 points de moins que le taux actuel. L'explosion de la dette n'a donc rien à voir avec la crise. Elle a commencé bien avant. L'erreur commise fut de laisser filer les déficit avec le raisonnement absurde et faux que les impôts cassent la croissance.
A force de faire de la rigueur, pourtant, beaucoup d'économistes craignent que toute l'Europe ne soit entraînée dans une cercle vicieux de récession, à l'image du drame grec...
C'est pourquoi nous avions demandé que l'accélération de la réduction des déficits et de la dette s'inscrive dans une démarche globale. J'avais dit au président Sarkozy que nos rapports constituaient un tout cohérent et qu'il fallait, pour retrouver le chemin de la croissance, en appliquer toutes les recommandations sans exception. Nous n'avons pas réuni une commission pour l'austérité, mais pour libérer les forces de la croissance. Cela passe bien sûr par une réduction massive et rapide de la dette, car toutes les études économiques montrent qu'au-delà de 80% du PIB, la dette devient un frein à la croissance. Elle dissuade les acteurs économiques d'investir et gèle inutilement un excès d'épargne de précaution. Et elle pousse les marchés, c'est-à-dire ceux qui nous prêtent, à demander des comptes. Ëtre en excès de dette, c'est être assuré de se fracasser un jour sur le mur de la réalité. C'est ce qui est arrivé aux Grecs.
Dans le plan que nous avions présenté, nous préconisions donc, en contrepartie d'un rééquilibrage rapide des comptes publics, de mener une politique globale et cohérente de lutte contre les injustices et les gaspillages. Il s'agissait de redéployer l'ensemble des dépenses de l'Etat, de la sécurité sociale et des collectivités locales en ce sens, le seul à même de convaincre la population que le même effort était demandé à tous. Nous proposions d'ailleurs que l'on mette fin à la fiction des deux budgets, de l'Etat et de la Sécurité sociale, parce qu'aujourd'hui, impôts et cotisations sociales, c'est la même chose.
Pour libérer la croissance, nous avions mis en évidence deux priorités : l'école primaire et la formation des chômeurs, pour résoudre les deux principaux goulets d'étranglement de l'économie française. Tout le monde était d'accord dans la commission là-dessus et qu'est-ce que l'on constate : l'école primaire, peu en parlent dans la campagne. Ce n'est pas qu'une question de nombre de maîtres, mais de changement radical de posture sur ce qu'on y apprend et la façon dont on l'apprend. Quand à la formation des chômeurs, c'est le trou noir des projets électoraux. Les partis, les syndicats ne parlent que de ceux qui sont déjà insérés sur le marché du travail. Pour mettre les chômeurs en situation de conversion, nous avions proposé un contrat d'évolution, qui permettrait à une personne qui recherche sérieusement un emploi d'être rémunéré par un contrat de travail et pas par une allocation chômage. Nous proposions même un financement à budget constant, par le redéploiement des cotisations Unedic et des dépenses de formation.
Qu'est-ce qui, à vos yeux, correspondrait à un budget sérieux pour 2012 ?
Si on regarde ce que sont devenues les propositions de nos deux rapports, on observe que beaucoup a déjà été mis en œuvre. La loi de modernisation de l'économie, c'est nous. Le grand emprunt pour les investissements d'avenir aussi. La réforme des professions réglementées, y compris des taxis, a été engagée en partie. En revanche, sur les propositions d'économies que nous avions trouvé, on a fait très peu de choses. Pourquoi la Banque de France coûte-t-elle six fois plus cher (2 milliards d'euros par an) que la Banque d'Angleterre qui, le Royaume-Uni n'étant pas dans l'euro, est une vraie banque centrale. Il y a des dizaines d'économies à trouver. L'inspection des finances a publié cet été un rapport disant que l'on peut sans dommage sabrer 30 milliards d'euros dans les niches fiscales. Qu'est-ce que l'on attend pour le faire. Il y a en France trop d'aides inutiles ou inappropriées.
En désindexant certaines prestations sociales, en 2012, le gouvernement Fillon applique pourtant une de vos recommandations...
Une maîtrise des dépenses sociales est indispensable. Mais prenons garde de le faire en gardant toujours en tête ce souci de la justice. Si on prend des mesures qui touchent au pouvoir d'achat des plus modestes, il faut le faire de façon juste, notamment en mettant sous condition de ressources les allocations familiales, en créant un bouclier sanitaire pour protéger les plus pauvres. La lutte contre les gaspillages et pour la justice sont des facteurs de croissance: voilà ce que devrait être un programme de gauche moderne.
François Hollande n'est-il pas pris dans les filets de la rigueur tendu par Nicolas Sarkozy ?
Le discours à tenir est simple. La France a de facto perdu son Triple A, inutile de s'acharner sur cette note. Ce n'est pas de la faute de la gauche si la France doit mener un politique rigoureuse sur les finances publiques, c'est pour retrouver des marges de manœuvre pour faire une bonne politique économique préservant les Français de la dictature des marchés. Nous en sommes arrivés au point suivant : celui qui perdrait les élections sur la rigueur sera béni par l'histoire ; mais celui qui gagnerait les élections parce qu'il a été démagogique sera banni par l'histoire. Si on doit faire de la rigueur, autant le faire vraiment, pas à moitié : sinon, on récolte les inconvénients de l'impopularité sans gagner les avantages de l'efficacité.
Avec l'accord du 26 octobre, la zone euro approche-t-elle de la sortie de crise ?
Le FESF ne fonctionnera pas. Ajouter de la dette à la dette avec la garantie de l'Allemagne et de la France fera perdre le Triple A à ces pays sans résoudre en rien le problème financier posé. Emprunter pour donner sa garantie à ceux qui ne le peuvent plus est une course en avant suicidaire. Cela ne peut pas marcher. La dernière émission du FESF a d'ailleurs été sanctionnée par les marchés, compte tenu du flou qui entoure cette usine à gaz. Ce qu'il manque à l'Europe, c'est un instrument de croissance. Ce rôle ne peut plus être joué que par la Banque centrale européenne, qui doit faire comme la Réserve fédérale américaine. Il faut donc accroître la pression politique pour la BCE qui est certes indépendante, mais comme c'est écrit dans le Traité, agir en faveur de la croissance et de l'emploi, et pas seulement pour lutter contre une hypothétique inflation. Et l'Europe doit lancer les Eurobonds. L'Union européenne a une chance dans son malheur : en tant qu'institution, elle n'a pas de dette, à la différence de ses pays membres. Il suffirait que chaque pays de la zone euro lui transfère deux points de TVA pour assurer le service de la dette sur des Euro-obligations qui aurait immédiatement du succès auprès des investisseurs internationaux. Il faut en contrepartie transférer la surveillance des budgets nationaux à un niveau fédéral. Que préfère-t-on à la fin : confier notre souveraineté à la Chine ou bien à nous-mêmes...
Les réactions...
Suite à cette interview, la ministre du budget Valérie Pécresse a réagi aux propos de Jacques Attali, les jugeant "irresponsables". Vendredi, sur Europe 1, Patrick Ollier, ministre des relations avec le Parlement, a déclaré que "Attali ne rend pas service à la France. Ses déclarations sont intempestives. Ce sont celles d'un homme qui a décidé de changer de statut, d'abandonner son rôle de conseiller écouté, à droite comme à gauche, et de devenir militant socialiste pro-Hollande". Un François Hollande qui, à propos de l'erreur de S&P sur le triple A a adopté vendredi un discours assez proche de celui de Jacques Attali : "Nous payons nos emprunts d'Etat avec un taux d'intérêt supérieur aux Allemands. D'une certaine façon, c'est comme si nous étions déjà dégradés."
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