mercredi 29 septembre 2010
Retraites : la « négaffirmation »
Pour ou contre ? Difficile à savoir. Chaque jour, tel sondage montre que les Français jugent indispensable la réforme des retraites, tel autre qu'ils y sont opposés. Là, ils jugent injuste le projet du gouvernement, ici, ils ne croient pas réalisable celui de l'opposition. Chaque fois, une écrasante majorité se prononce. Rarement confusion parut si complète, cacophonie si intense. Il y a certes une façon très simple d'esquiver le problème : soutenir que chaque camp - partisan ou adversaire de la réforme -tire les sondages dans le sens qui lui convient et oriente tout - chiffres, questions, interprétations -conformément à son choix.
Une telle perspective est trop simple. Elle fausse la complexité d'un processus où sont dites, en même temps, plusieurs choses qui semblent contradictoires, mais ne le sont pas forcément. Car la singularité de la situation réside dans une combinaison curieuse, à plusieurs étages, de refus et d'acceptation, qu'on devrait appeler « négaffirmation ». Car on dit non tout en approuvant, et oui tout en renâclant. En fait, tous les sondages disent vrai : à titre individuel comme à titre collectif, les mêmes Français veulent et ne veulent pas de cette réforme. D'un seul geste, ils acquiescent et regimbent…
Cette « négaffirmation » paraît d'abord traverser les individus. Chacun peut dire en effet : « Je reconnais que la réforme est nécessaire, mais en même temps je la récuse, car elle implique pour moi un temps de travail plus long, situation injuste par rapport aux générations antérieures. » Cette attitude à deux faces évoque le conflit classique entre raison et appétits. Platon déjà soulignait comment mon désir me fait oublier ce que la logique me fait discerner. J'affirme que le médecin a raison, que la diététique est utile, mais je le nie aussitôt en préférant, comme un enfant, les séductions du cuisinier. Je finis par me raconter que ce qui est bon pour mes papilles l'est aussi pour ma santé, bien que je sache, dans le fond, que c'est faux.
Pour les Anciens, le travail de la raison - philosophique, scientifique, politique -pouvait instaurer une conversion. Même si le processus était lent et pénible, il devait finir par dissoudre la fausse croyance, faire discerner la réalité du vrai. Au besoin, on imposera au peuple-enfant les bonnes lois du philosophe-médecin. Jusqu'à Descartes inclus, une immense postérité a partagé avec Platon et ses successeurs cette conviction : la connaissance raisonnable doit finir par vaincre l'illusion. Les Modernes, au contraire, de Spinoza jusqu'à Freud, ont découvert combien les illusions persistent, résistent, et cohabitent de mille façons avec la lucidité rationnelle.
Ce dispositif de coexistence a été bien expliqué, en 1969, par le psychanalyste Octave Mannoni (1899-1989) au moyen d'une expression familière : « Je sais bien, mais quand même… » Par exemple : « Je sais bien » que notre système des retraites ne peut pas tenir tel qu'il est, qu'il est indispensable d'allonger le temps de cotisation, que le plan du gouvernement est globalement raisonnable, « mais quand même » je rêve encore qu'on se débrouille autrement et je n'en démords pas, car je me suis convaincu qu'il doit bien exister, quelque part, une solution-miracle.
Il serait encore trop court, malgré tout, d'imaginer que cette « négaffirmation » se borne à combiner lucidité rationnelle et dénégation imaginaire. On y trouve aussi une surenchère délibérée - en vue de négocier au mieux -, un souci de justice - pour meilleure répartition des efforts demandés -, une combinaison de préoccupation de soi-même et de souci des générations futures. Entre autres… Car c'est évidemment, dans un processus à ce point collectif et multiforme, la complexité qui règne. S'en tenir à « pour ou contre » ne permet pas de saisir grand-chose. Au contraire, entrevoir l'enchevêtrement de la réalité fait au moins comprendre que ce parcours débute, qu'il est multifactoriel et polysémique. Donc incertain.
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