L'envoyé spécial du "Monde" en Irlande a tenté de rallier Paris depuis Dublin, à l'heure où le trafic aérien est paralysé en Europe, les trains, les ferries et les hôtels pris d'assaut.
Jeudi 15 avril.
"Mais il est où, ce satané nuage ?" A l'extérieur de l'aéroport international de Dublin, tout le monde a les yeux fixés vers un ciel exceptionnellement immaculé pour la saison. Pas une trace des poussières volcaniques qui ont provoqué l'annulation de tous les vols au départ de la capitale irlandaise, dont le mien, qui devait me ramener à Paris dans la soirée après un reportage à Belfast.
C'est le début de la course au logement, le plus près possible des guichets d'enregistrements. Les hôtels les mieux placés sont tous déjà plein : il faut se rabattre sur une énorme boîte à dormir un peu plus éloignée. Devant la réception, la file d'attente est si longue qu'un Anglais en a presque perdu tout sens de l'humour. Quand on lui fait remarquer qu'au moins la soirée sera tranquille, sans le bruit de tous ces avions, il grimace nerveusement. "Le plus agaçant, lâche-t-il, c'est qu'on ne peut s'en prendre à personne, ni au gouvernement, ni aux compagnies aérienne." Un Niçois, coincé depuis le matin, a trouvé son coupable : "C'est le principe de précaution. Quand on ne veut plus prendre de risques, il est fatal que ça finisse par tout bloquer."
Dans le hall, qui n'a jamais dû être aussi bondé, s'improvise un grand concours de la stratégie de rechange. Comment faire quand on veut quitter une île, elle-même accolée à une autre île, et qu'on ne peut plus voler ? Chacun expose son itinéraire bis, avec un sens de la géographie parfois fantaisiste, sous l'œil incrédule des fanatiques de l'aérien, qui comptent bien sur une reprise des vols dès vendredi.
Ma sortie de secours est décidée après un laborieux furetage sur Internet : un ferry Dublin-Liverpool, demain matin, puis, après sept heures de traversée, un train jusqu'à Londres, une nuit sur place, et le premier Eurostar pour Paris où je dois être avant 10 heures. Les billets sont réservés et payés avant la ruée du matin. Dans le hall, deux Irlandaises qui doivent être impérativement à Pise samedi soir, passent d'un plan à l'autre sans parvenir à arrêter un choix.
Vendredi 16 avril
De bon matin, le chauffeur de taxi était déjà rigolard en arrivant à l'hôtel : "Je n'ai jamais vu un aéroport aussi calme". Mais en approchant de l'embarcadère des ferrys, il pousse carrément des cris d'enthousiasme : "Alors ça, c'est du jamais vu à Dublin". Une file humaine aux dimensions effectivement impressionnantes longe les grilles du port. Tous les déçus de la veille et les pessimistes du jour semblent s'être donné rendez-vous là. La queue est si longue à écluser que les trois bateaux présents, bondés, partent chacun avec une heure de retard. Le plus moderne accueille une foule inhabituelle d'hommes d'affaires qui devaient visiblement faire l'aller-retour en Grande-Bretagne dans la journée, et on choisit de limiter les dégâts en montant dans un navire qui fonce.
Le mien, le "Liverpool Viking" est presque aussi lent qu'un drakkar. Ce qui permet d'apprécier la traversée de la mer d'Irlande, sans la moindre vaguelette, sous un ciel toujours ironiquement bleu. "On se croirait sur un lac, commente un voyageur qui vise Edimbourg par des chemins détournés et qui voudrait bien que son retour soit beaucoup plus rapide. Ce n'est pas comme ça que les cendres vont s'évacuer." Dans le bateau, tout le monde n'a pas encore d'idée très précise de ce qu'il fera, une fois le pied posé sur le sol anglais. "On décidera sur place, dit un couple de Hollandais. On aura déjà progressé d'une île, cela fera moins d'eau entre nous et Rotterdam."
L'arrivée à Liverpool, par la Mersey, est superbe. Indéniablement, une entrée dans un port cela en jette autrement plus que les mobiliers interchangeables des grands aéroports. Le débarquement permet d'ébaucher une grande règle d'équivalence dans la vie des voyages : le temps nécessaire à ce qu'un passager à pied puisse quitter un ferry est aussi interminablement long que celui qu'il faut à un usager de l'avion pour récupérer son bagage sur les tapis roulants. Mais ce délai n'empêche une bonne partie des passagers du bateau d'attraper le train pour Londres, dans lequel ils se reconnaissent et se congratulent fièrement de la justesse de leur stratégie maritimo-ferroviaire.
De Londres, l'hôtel réservé a déjà prévenu par téléphone : inutile d'espérer dormir dans la chambre promise ce matin. Les occupants sont encore là parce qu'ils n'ont pas réussi à prendre un Eurostar, complet, au lieu de l'avion. Il reste seulement la chambre de secours, minuscule, sans sanitaires, et dont la fenêtre ferme mal. "Cela ne vous dérange pas ?" De toute manière, il n'y a pas le choix, Londres affiche complet. Pour se lever à l'aube, cela fera l'affaire.
Samedi 17 avril.
La gare St-Pancras est agitée d'une affluence inhabituelle à six heures du matin. Moqués il y a quelques mois pour leur inaptitude à supporter une fine pellicule de neige glacée, les Eurostar prennent leur revanche ces jours-ci. Sous leur tunnel, au moins, ils ne craignent pas la poussière qui paralyse les avions. Je roule vers Paris où j'arriverai avec trente-six heures – et deux nuits d'hôtel – de plus que prévu. A Dublin, l'aéroport est toujours fermé ce samedi matin.
Jérôme Fenoglio
UTILISANT DES MOYENS DE TRANSPORTS D'UN AUTRE ÂGE POUR PARVENIR JUSQU'À SON JOURNAL AFIN DE NOUS RELATER PAR LE MENU CE PÉRIPLE AU COMBIEN DIGNE D'UN ULYSSE MODERNE, AYANT POUR TOUTE ARME QUE SES CARTES DE CRÉDIT, UN TÉLÉPHONE PORTABLE DERNIER CRI, LE TOUT PAYÉ PAR SON EMPLOYEUR. SERA-T-IL DIGNE DU PULITZER ? VOILÀ LA QUESTION.
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