Pour Jeffrey Tucker, les Américains n’utilisent plus le terme « fasciste » pour qualifier ce qui s’est passé pendant la période du New Deal aux USA parce que ils aiment se féliciter de l’avoir vaincu lors de la seconde guerre mondiale. Mais l’ont-ils vraiment vaincu ?
Le terme de « fascisme » a besoin de faire son retour dans les usages, non pas comme un juron mais comme une description factuelle d’un ensemble d’idées. Cela parce que ces idées sont bien réelles, ont un passif lourd, et infusent un projet politique bien vivace dans le monde d’aujourd’hui.
Malheureusement, quand un mot devient suffisamment impopulaire, il se mue en simple épithète. Et perd de son sens dans le processus.
Perte de la signification du mot « fasciste »
C’est ce qu’il se passe avec le mot « raciste », par exemple. De nos jours ce n’est guère qu’une insulte pour qualifier des gens. C’est facile d’oublier que le racisme est en fait une idéologie, un corpus d’idées fondées sur des certitudes spécifiques sur les gens, l’ordre social, l’organisation politique, et la façon dont tout cela devrait être géré pour atteindre certains buts sociaux précis. Le racisme en tant qu’idéologie a eu un rôle gigantesque dans le déroulement de l’histoire mondiale. Il a engendré des programmes publics d’eugénisme, des campagnes de stérilisation, des lois de discrimination, des guerres, et des tentatives de génocide.
Le fascisme est un autre exemple du genre. Quand avez-vous entendu ce terme utilisé pour quoi que ce soit d’autre que qualifier un « méchant » ? Ce mot a été vidé de son sens, et c’est fort regrettable. Ce terme a été détourné comme simple insulte, sa signification réelle perdue.
Je ne connais de meilleure source pour en comprendre l’origine, les implications et le sens que le livre remarquable de John Thomas Flynn, écrit en 1944 As we go marching. Flynn fournit là un historique rigoureux de la naissance de l’idée fasciste en Italie, et cartographie ses ramifications principales.
Il se tourne ensuite vers la « forme maléfique » du fascisme émergeant en Allemagne. Il couvre sa réalisation en Espagne, en Grèce, au Portugal, en Roumanie, en Pologne, en Slovaquie, en Turquie, et en Amérique latine.
Puis il se penche sur la « forme bénéfique » du fascisme qui a inspiré le New Deal aux USA – et c’est parce qu’il l’a appelé ainsi que ce livre n’est plus guère lu aujourd’hui. Son analyse est riche de détails, et sa documentation des parallèles entre le fascisme européen et le fascisme américain sont renversants.
Nous n’utilisons plus le terme de « fascisme » pour qualifier ce qu’il s’est passé aux USA pendant cette période, simplement parce que nous aimons nous féliciter d’avoir combattu et vaincu le fascisme lors de la seconde guerre mondiale. Mais l’avons-nous vraiment vaincu ? Les chefs de ces systèmes politiques sont morts depuis longtemps, mais les idées qui les ont portés et maintenus au pouvoir sont plus vivantes que jamais.
Le fascisme originel
Le fascisme est une idée politique et économique qui est née dans les années 1920, en Italie, à la fois issue de et en réponse à l’idéologie socialiste. Il a été engendré par le socialisme car il s’opposait aux forces du marché et au laissez-faire en tant que modèle d’ordre social. Il concevait l’état comme seul gestionnaire compétent et unificateur ultime de la société.
Mais il rejetait aussi plusieurs idées clés des marxistes-léninistes, et c’est par opposition à ces derniers qu’il s’est imposé politiquement. De cette manière, c’est une théorie politique spécifiquement non-gauchiste, avec ses propres repères culturels, religieux et économiques. C’est pour cela qu’il est inexact d’appeler « fascisme » la gauche ou la droite. Il tient des deux mais ne correspond vraiment ni à l’un ni à l’autre.
C’est pour cela que le fascisme – au contraire du socialisme – peut séduire la classe moyenne bourgeoise, et même les grands industriels, et pourquoi il parvient à se faire tolérer des religions et des unions syndicales. A la différence du socialisme marxiste, il préserve en grande partie les choses auxquelles tiennent la plupart des gens mais promet en sus d’améliorer la vie économique, culturelle et sociale à travers ses opérations unificatrices, sous contrôle de l’État.
En termes d’influence politique au XXème siècle, on peut dire qu’il a été bien plus important que le socialisme en Europe, en Amérique latine et aux USA. Le socialisme, malgré toute la rhétorique enragée déployée en sa faveur ou défaveur, n’a probablement jamais été une véritable menace. Le fascisme, en revanche, a été la pire.
Vous pouvez le constater rien qu’en lisant les journaux des années 1930. Le marché libre y était largement déconsidéré et ringardisé en tant qu’idée périmée et faillie. Le socialisme, au moins dans la presse américaine, était vu comme l’ennemi de tout ce qui comptait pour nous.
L’attrait du fascisme
Le fascisme, par contraste, recevait un traitement respectueux et un large écho. Le New York Timesprésentait Benito Mussolini comme le génie de la centralisation planificatrice. Churchill l’acclamait comme l’homme providentiel. Les théoriciens du fascisme écrivaient pour les manuels américains et bénéficiaient d’entrevues complaisantes dans les plus grands journaux. En 1941 encore, Harper’s Magazinelouait la glorieuse « révolution financière allemande »et la magie du système fasciste.
Cette idée était dans l’air du temps parce que le fascisme paraissait une alternative viable à la fois au marché libre, présumé en échec, et à l’idée effrayante et glauque du socialisme marxiste.
Quelle était cette idée ? Il est possible de la résumer sous la formule plus acceptable de « société planifiée ». Elle est fondée sur le principe du leadership et la conviction que l’entreprise industrielle, pour fonctionner, doit être guidée depuis le sommet par des experts recherchant l’optimum de l’efficacité en concordance avec les priorités sociales et politiques.
Le fascisme ne cherchait pas tant à nationaliser l’industrie ou détruire le modèle familial ou abolir la religion, comme les socialistes les plus fous fantasmaient de faire. Il préservait ce qui avait de la valeur politique aux yeux de la population, et partant, le fascisme ne rompait pas avec les traditions. Il ne cherchait à révolutionner que la forme plutôt que le fond, à travers une nouvelle façon scientifique d’organiser toute l’existence de la nation.
Le conseiller économique en chef du président Franklin Delano Roosevelt, Rex Tugwell, a résumé cette philosophie toute entière, se faisant ainsi porte-parole de toute une génération d’économistes, de bureaucrates, de politiciens et de sociologues :
De ce que je sais de la nature humaine, je crois que le monde s’apprête à connaître un immense jaillissement d’énergie sitôt que nous aurons retiré la mainmise mortifère de l’entreprise compétitive qui restreint les ambitions publiques et ne dessert que les inclinations les moins efficientes et moins bénéfiques de l’homme. Quand l’industrie est le gouvernement et le gouvernement est l’industrie, le conflit duel au cœur de nos institutions est enfin aboli.
Flynn expliquait que le fascisme était loin d’avoir la clarté du socialisme dans son projet pour la société. Le pragmatisme y était élevé au rang de principe fondateur – l’État ferait tout ce qu’il aurait à faire, quoi qu’il arrive. Mais en observant son fonctionnement historique et le contexte dans lequel il prit son essor, en regard des principes des théoriciens et des militants fascistes, il était arrivé à huit points qu’il considérait comme ses pierres angulaires, une sorte de credo du fascisme.
D’après Flynn, le système fasciste est celui dans lequel :
1) le gouvernement abolit toute restriction à son autorité – totalitarisme
2) ce gouvernement sans restriction est dirigé par un dictateur – autoritarisme
3) ce gouvernement est organisé pour assimiler le système de production capitaliste et l’asservir à une vaste bureaucratie
4) ce gouvernement suit le modèle d’organisation d’un syndicat, en formant des groupes d’intérêt par catégories socio-professionnelles sous supervision de l’État
5) le gouvernement et les organisations syndicales contrôlent le système capitaliste selon des principes de planification et d’autarcie
6) le gouvernement a la responsabilité de fournir à la nation un pouvoir d’achat adéquat par la dépense publique et la dette publique
7) le militarisme constitue un mécanisme conscient de telle dépense publique
8) l’impérialisme découle inévitablement du militarisme et d’autres éléments intrinsèques du fascisme
Flynn conclut: « Partout où se trouve une nation incluant tous ces éléments, se trouve une nation authentiquement fasciste. Plus une nation emploie de ces éléments, plus vous pouvez considérer cette nation comme tendant vers le fascisme. »
C’est ce que Flynn écrivait en 1944, et le titre de son livre a un double sens. Nous marchions droit à la guerre contre le fascisme. Mais en même temps, l’économie et la société américaines tombaient sous contrôle total du gouvernement : contrôle des prix et des salaires, conscription, rationnement administratif, corporatisme, dépenses publiques perpétuelles et dette publique, additionnée de militarisation galopante en pleine guerre. L’ironie de la situation était prégnante, et Flynn la pointait du doigt ouvertement. C’est un miracle que le livre échappa à la censure de guerre.
Aujourd’hui, il mérite une relecture attentive, en particulier si on cherche à étudier la politique de notre gouvernement. Chaque industrie est profondément réglementée. Chaque profession est catégorisée et organisée d’en haut. Chaque bien ou service produit est taxé. L’accumulation sans fin de la dette publique va de soi. « Immense » n’est pas assez fort pour décrire l’étendue de notre bureaucratie. Nous sommes en état perpétuel de mobilisation militaire, avec chaque jour la perspective de guerre ouverte contre un ennemi étranger.
Toutes les institutions de notre gouvernement proviennent d’une idée commune. Cette idée a un nom. Ce n’est pas le socialisme. Ce n’est pas le libéralisme. C’est la fameuse troisième voie qui a connu son heure de gloire dans les années 1930. Que soient rares ceux qui osent utiliser le terme exact pour le nommer, ne change rien à cette réalité.
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