mardi 13 mai 2014
Giscard à la barre
Le concert de mépris, de médisance et de caricature médiatique qui a suivi l'interview de Valéry Giscard d'Estaing ne pouvait qu'inciter à lire ses véritables propos dans Le Point. Outre que l'on souhaite à beaucoup de critiques d'être capables de formuler à 88 ans des jugements aussi lucides sur le passé, le présent et l'avenir, force est d'admettre qu'il n'est pas sans intérêt de connaître les opinions du seul président économiste qu'ait connu la Ve République - celui-là même qui avait surmonté en son temps un double choc pétrolier d'ampleur abyssale, sans pour autant plonger son pays dans la récession et le chômage. Reprenons l'essentiel de ses propos :
"Le pacte de responsabilité contient toujours cette idée que l'État peut et doit contrôler la création d'emplois. C'est une hérésie !"
Difficile de le contredire : l'État sait créer des emplois publics aux frais du contribuable et des emplois d'avenir sans lendemain, il peut décourager l'embauche par des lois et règlements aberrants, mais il est incapable de se substituer à l'entreprise privée pour créer de véritables emplois productifs et créateurs de richesses. La double influence d'une propagande marxiste trop bien ingérée et d'un keynésianisme trop mal digéré (1) a englué depuis trente-trois ans notre pays dans une impasse économique, que les bonnes âmes mal inspirées continuent à appeler "modèle français", et les mauvaises langues bien informées "préférence pour le chômage".
"Après le double traumatisme de la guerre et de la défaite, notre pays s'est retrouvé plus à gauche qu'il ne l'était dans sa structure profonde. L'OPA des communistes sur la Résistance, qu'ils n'avaient pourtant rejointe que tardivement, a encore précipité le mouvement. Tout cela a profondément marqué notre fonctionnement politique, économique et social. Je me souviens qu'à l'Ena nos professeurs célébraient souvent avec admiration les succès de l'économie soviétique."
Rien n'est plus vrai : à Sciences Po, vingt ans plus tard, ils le faisaient encore - avec en prime un cours sur le génie de Mao Zedong et les fabuleuses réalisations des Cent-Fleurs, du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle... On pouvait espérer que, depuis lors, les cours d'économie dispensés au lycée mettraient un peu de bon sens dans ce fatras idéologique, mais si l'optimisme doit être tempéré à cet égard, c'est que l'on entend bien trop de lycéens parler de leur "prof d'éco trotskiste qui radote sur les suppôts du grand capital à la solde de l'impérialisme américain exploiteur du prolétariat en lutte".
"Pendant mon septennat, il n'y a pas eu une seule intervention politique ni une écoute téléphonique contre un de mes concurrents. Il n'y a pas eu non plus de suicide à l'Élysée."
N'exagérons rien : il y a tout de même eu l'affaire Boulin et l'affaire de Broglie, pas très loin de l'Élysée. Il est vrai par contre que les maîtresses et les familles parallèles des présidents n'étaient pas entretenues aux frais du contribuable, et que les ministres s'abstenaient de faire des discours moralisateurs tout en jonglant avec l'argent public et en dissimulant leur magot en Suisse...
"Je n'étais pas convaincu qu'il fallait supprimer la peine de mort. J'ai toujours été du côté des victimes. [...] Au fil du temps, la peine de mort ne s'appliquait plus qu'aux cas les plus abominables, et je croyais en son caractère dissuasif. Ce que m'avait notamment confirmé Edgar Faure, grand avocat, pourtant très libéral, après une rencontre avec un détenu à Fresnes. Ne l'oubliez pas : ce n'était pas le chef de l'État mais la justice qui condamnait à la peine de mort. Le président n'avait qu'un droit de grâce."
Comme De Gaulle et Pompidou avant lui, le président Giscard d'Estaing était un pur produit de son époque : c'était un temps où l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 autorisait la peine de mort ; un temps où l'écrasante majorité du peuple français considérait qu'au-delà d'un certain degré de noirceur dans le crime on avait forfait à son droit à la vie ; un temps où l'on était persuadé de protéger les futures victimes grâce à un remède souverain contre la récidive ; un temps où personne ne versait une larme sur l'exécution de Landru ou du docteur Petiot ; un temps où l'opinion mondiale n'aurait pas compris que les chefs nazis jugés à Nuremberg soient admis à faire valoir leurs droits à la retraite plutôt que d'être pendus haut et court ; un temps où les truands tentés par l'assassinat de sang-froid ne disaient jamais "de toute façon, je n'ai rien à perdre", car ils avaient toujours quelque chose à perdre : leur tête, à laquelle beaucoup avaient la faiblesse de tenir. (2)
De nos jours, au nom des mêmes droits de l'homme, la mode est à la compassion pour les criminels les plus féroces, qui peuvent même se payer le luxe d'agresser leurs gardiens en prison et de récidiver à la sortie. C'est au nom de cet angélisme "moderne" que nos compatriotes auront le privilège de croiser un jour dans la rue - ou sur leur palier - quelques victimes de la société comme Francis Heaulme ou Youssouf Fofana. Les héros de l'abolitionnisme se contenteront de changer de trottoir - ou de palier - en espérant courageusement que la récidive frappera plutôt leur voisin. C'est le progrès...
"On mesure aujourd'hui les limites de l'Union européenne telle qu'elle a été construite lors du traité de Nice. [...] On ne peut pas diriger une organisation avec 28 pays dont chaque représentant veut parler plus haut que l'autre. L'égalité entre les petits et les grands États n'est pas réaliste. Chypre ne pèse pas autant que l'Allemagne. C'est pourquoi on a tant de mal à avancer. L'Europe à 28 va évoluer pour devenir une sorte d'ONU régionale à vocation commerciale."
En d'autres termes, un immense couloir de libre circulation, sans frontières, sans protections douanières, sans politique économique, étrangère, sociale, fiscale ou militaire communes - "une machine à caqueter", pour reprendre le vocabulaire gaullien. Mais même Jean Monnet et Robert Schuman auraient sans doute été effarés par cet aboutissement démesuré de leur idéal - et il n'est pas certain que l'entrée de la Turquie et du Kosovo dans cet édifice bariolé aurait été de nature à les rassurer...
"Tout ce qui faisait notre force, tel notre système éducatif, est en panne. Il ne permet plus de réussir au mérite, il est même de plus en plus inégalitaire. Les 35 heures ont cassé la valeur du travail. On passe son temps à prendre des vacances les unes après les autres. [...] Et la France est, de tous les pays industrialisés, libéraux ou socialistes, celui qui a l'âge de la retraite le plus bas, même pour des tâches qui ne sont pas particulièrement pénibles. [...] J'observe de nombreux signaux de décadence. [...] Autant de symptômes d'affaiblissement."
Difficile à contester, mais plusieurs de ces concepts sont devenus inintelligibles pour nos ministres en général, et pour leur président en particulier : "panne du système éducatif", "réussite au mérite", "valeur du travail", "signaux de décadence" et "symptômes d'affaiblissement" ont été éclipsés par "loisirs", "allocations", "obligations d'embauche", "théorie du genre" et "compte pénibilité". En 1981, le réaliste qu'était Giscard d'Estaing avait été chassé de l'Élysée par un illusionniste qui prétendait changer la vie ; trente-trois ans plus tard, il retrouve à l'Élysée un somnambule qui croit réenchanter le rêve. Sa perplexité est aussi visible que compréhensible.
Bien sûr, en tant que président, VGE a fait des erreurs - qui n'en fait pas ? En tant que romancier, on peut également lui préférer Jean d'Ormesson. Mais il est difficile de nier qu'à l'approche de sa neuvième décennie, Giscard reste un témoin lucide à la barre de l'histoire...
(1) Ceux qui reliront Keynes dans des traductions acceptables constateront que, contrairement à ce qui est enseigné en France, le noble lord prônait un déficit budgétaire destiné aux investissements productifs à moyen et long terme, et non une distribution d'argent public sans contrôles ni contreparties. Également oubliée chez nous cette affirmation dans Means to Prosperity : "Il ne faut pas s'étonner que la fiscalité puisse être suffisamment élevée pour être contre-productive, et qu'avec le temps [...], la réduction de l'impôt puisse avoir de meilleures chances d'équilibrer le budget que son augmentation."
(2) Mais les statistiques sont impuissantes à comptabiliser ceux qui se sont abstenus de passer à l'acte dans ce souci de conservation élémentaire.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire