dimanche 13 avril 2014
Les pieds dans le plat : sortir de l'euro (voire de l'Europe), ce qu'on y gagnerait, ce qu'on y perdrait
A quelques semaines des élections européennes, gouvernements et opinions publiques sont à l'heure du bilan et de la remise en question. Le Vieux Continent se rapproche peu à peu de la déflation, et la solidarité européenne semble toujours faire défaut. Mais qu'obtiendrait-on en sortant de la zone euro ?
Jean-Louis Bourlanges : Je ne vois pas où vous allez chercher que le débat sur la sortie de la zone euro gagne en intensité ! La convergence des économies du Nord et du Sud est beaucoup plus forte qu’il y a trois ans : les balances commerciales italienne et espagnole se sont redressées et la Grèce, qui ne craint rien tant que la sortie de l’euro, est de retour sur les marchés. Idéologiquement, l’opposition des rigoristes et des laxistes au sein de la zone euro cède progressivement la place à une approche équilibrée des risques simultanés – perte de compétitivité et atonie déflationniste - qu’il s’agit de traiter.
Si les économistes débattent de l’intérêt – stabilité contre flexibilité, pour faire court – d’être ou non dans la zone euro, je n’aperçois pas d’Etat qui souhaite sortir de la zone dès lors qu’il s’y trouve. Et les opinions partagent sur ce point l’attitude des gouvernements. Essayez donc de demander à des dizaines de millions de personnes d’échanger une excellente monnaie comme l’euro contre une monnaie nationale promise à des dévaluations en cascade. Vous m’en direz des nouvelles.
Quant aux inconvénients de l’appartenance à la zone euro, ils me paraissent relativement imaginaires : le maintien d’un pays dans la zone ne lui est préjudiciable que s’il est incapable de tenir ses coûts de production aussi bien que ses voisins. Or, il n’y a aucune fatalité à être toujours plus mauvais que les autres et à être obligé de réduire sa richesse nationale comme une peau de chagrin tous les cinq ans à travers des dévaluations.
Quant à l’idée que l’euro soit une monnaie trop forte, il faut pour le moins relativiser l’argument. Dès lors que nos exportations se font aux deux tiers en zone euro, le niveau de la monnaie est sans effet sur celles-ci. En revanche, un euro fort réduit le prix de nos importations hors zone en matières premières et énergétiques. Le problème est en nous, en non pas dans la monnaie.
Philippe Martin : Les avantages sont à court terme ceux d’une forte dévaluation avec un regain de compétitivité de nos exportations. Le « nouveau nouveau » franc se déprécierait en effet fortement par rapport à l’actuel euro.
Ces gains d’une dévaluation sont cependant temporaires puisque celle ci ne serait pas répétée année après année ou si elle l’était, la France verrait ses prix augmenter fortement ce qui annulerait les gains de compétitivité apportée par la dévaluation. En cas d’éclatement de la zone euro les pays qui sont nos concurrents commerciaux tels que l’Espagne ou l’Italie dévalueront aussi leur nouvelle monnaie et d’une manière plus forte. Nous regagnerons en compétitivité face à l’Allemagne mais nous perdrons en compétitivité face à l’Italie et l’Espagne. En 1991-1993, un certain nombre de pays sortirent du système de change fixe et dévaluèrent fortement. Dans les 5 années qui suivirent, la croissance des pays qui sortirent du SME ne fut pas significativement différente des autres. Si il y au un avantage à une forte dévaluation il est de toute façon temporaire.
A plus long terme, l’avantage d’une sortie de l’euro est de pouvoir conduire notre politique monétaire en fonction d’objectifs nationaux et non européens. Mais on peut dire la même chose de la politique commerciale, de la politique agricole, de la politique de migration… Comme pour ces domaines le choix de l’intégration monétaire est d’abord un choix politique européen.
En ce qui concerne les inconvénient, la sortie de la zone euro serait un saut dans l’inconnu. Si la sortie de la zone euro est anticipée, les investisseurs (français ou étrangers) voudront retirer leur fonds puisqu’ils anticiperont que la valeur de leurs avoirs sera amputée par la dévaluation. Cela précipiterait donc une sortie massive de capitaux, avec des faillites potentielles de banques et un risque accru de défaut sur la dette souveraine. Qui voudrait acheter de la dette française en euro si on pense qu’en franc elle ne vaudra plus que la moitié dans quelques semaines? L’Europe a déjà expérimenté deux crises financières en 2008-2009 puis en 2011-2012. Voulons nous vraiment faire l’expérience d’une troisième crise financière pour bénéficier d’une dévaluation aux avantages temporaires ? Ceux qui pensent qu’on pourrait sortir de l’euro sans crise financière (sans parler de crise politique) et donc sans crise économique me paraissent bien optimistes.
A plus long terme, la désintégration monétaire remettrait certainement en cause l’intégration commerciale et les politiques communes européennes. Par ailleurs, la domination internationale du dollar serait renforcée.
Nicolas Goetzmann : Une telle éventualité peut être envisagée et il convient avant tout de dépassionner le débat et d’en exclure toute forme de fantasme apocalyptique dont l’objectif serait de faire croire que sortir de l’euro est absolument la fin du monde. La France a vécu un certain nombre de siècles sans l’euro, elle devrait arriver à s’en passer si cela devient inévitable. Mais bien entendu, il s’agit d’un choix, et un véritable choix suppose aussi des renoncements.
Les avantages pour commencer : en recouvrant le pouvoir monétaire, la France récupère une véritable souveraineté économique, et donc la capacité d’une ambition macroéconomique. Mais cela ne signifie rien en tant que tel. Récupérer le pouvoir suppose aussi de l’assumer et de définir une politique à la hauteur de l’ambition. Récupérer le franc peut donner le pire comme il peut donner le meilleur, en fonction de la définition de ces objectifs monétaires, de la qualité de personnes nommées à la Banque de France et des réformes envisagées du côté de l’offre. Mais ces questions-là sont totalement laissées de côté, la sortie de l’euro n’est aujourd’hui proposée que comme le résultat d’une contestation, pas d’une proposition.
Les inconvénients. Ici, il ne faut pas croire au retour des taux à 10%, à l’hyperinflation, ou à la faillite, le Royaume Uni dispose de sa propre monnaie et emprunte aujourd’hui à 2.60% alors que la France le fait à 2.00% à 10 ans. La différence n’est que le résultat de la plus forte croissance enregistrée au Royaume Uni. Mais les inconvénients existent sur les niveaux des échanges entre pays membres de la zone euro. Finalement, le risque principal repose sur la responsabilité du politique. Recouvrir le pouvoir monétaire c’est aussi recouvrir la capacité de faire n’importe quoi. L’enjeu essentiel est donc la confiance de la population envers sa classe politique, et la compétence de cette dernière. Les Grecs ne sont pas sortie de la zone euro non pas parce qu’ils pensaient que c’était la meilleure solution, mais parce qu’ils pensaient que ce serait encore pire de confier le pouvoir réel à leur classe politique locale.
Jacques Sapir : Les élections européennes vont être l’occasion de faire le point sur le sentiment des peuples face à la construction de l’Union Européenne. Il faut ici commencer par rappeler que l’Union n’est pas l’Europe. L’Europe a existé, culturellement et d’une certaine manière politiquement, avant la CEE (l’ancêtre de l’UE) et bien entendu avant l’UE. L’UE a institutionnalisé des mécanismes de coopération, mais elle a aussi figé les relations entre les pays Européens. L’UE, et la CEE avant elle, n’ont pas été des « forces de paix » à l’échelle du continent européen. La dissuasion nucléaire, assurée par des Etats (le couple URSS-Etats-Unis puis la Grande-Bretagne et la France) a joué un rôle bien plus décisif dans le maintien de la paix. L’UE a été une cause de conflit, en précipitant hier la désintégration de l’ex-Yougoslavie et aujourd’hui en Ukraine. Enfin, la politique économique menée par l’UE depuis 2009 (et même depuis en réalité 2000 dans la zone Euro) est la cause de la faible croissance européenne et de la montée astronomique du chômage en Grèce (plus de 28%) en Espagne, au Portugal, mais aussi en Italie et en France. Loin de protéger les populations, l’UE s’est trop ouverte et a favorisé la contagion de la crise financière de 2007-2008. On peut comprendre, dans ces conditions, le ressentiment que de nombreux électeurs éprouvent, qu’il s’agisse de l’UE ou plus précisément de la zone Euro.
Une dissolution de la zone Euro, ou une sortie « séche », aurait de nombreux avantages. Tout d’abord, à travers une dépréciation du franc retrouvé de 20% à 30% (et tout concourt à penser qu’en réalité on sera autour de 20%) cela reconstituerait immédiatement la compétitivité des entreprises françaises, tant à l’export que sur le marché intérieur français. Notons ici qu’une dévaluation de l’Euro, défendue par le Ministre de l’Économie M. Arnaud Montebourg, ne jouerait que par rapport aux pays de la zone Dollar. C’est certes important, et le Ministère des Finances a calculé qu’une dépréciation de 10% entraînerait un gain de 1,2% à 1,8% de croissance du PIB, mais la France fait environ 50% de son commerce international avec la zone Dollar. Le reste se fait avec la zone Euro, et concerne nos échanges avec l’Allemagne, mais aussi avec l’Italie et l’Espagne. C’est pourquoi une sortie de l’Euro serait bien plus avantageuse qu’une simple dépréciation de l’Euro. Les calculs réalisés avec P. Murer et C. Durand montrent que dans une telle hypothèse, et même en admettant que la dépréciation de la monnaie italienne et de la monnaie espagnole soit plus importante que celle du Franc, cela donnerait un coup de fouet impressionnant à l’économie française, entraînant une croissance – toute chose étant égale par ailleurs – de 15% à 22% sur une durée de 4 ans. Il faut ici signaler que non seulement l’industrie serait la grande bénéficiaire de cette dépréciation, mais que son effet bénéfique se ferait aussi sentir dans les services, soit dans les services associés à l’industrie soit dans des branches qui sont très sensible à des mouvements de taux de change, comme le tourisme, l’hôtellerie et la restauration.
Un deuxième avantage induit serait une forte réduction du poids de la dette, sous l’effet des recettes fiscales engendrées par cette croissance. Il deviendrait possible d’alléger le fardeau de la fiscalité pesant sur les ménages et sur les entreprises. Dans les quatre années suivant la décision de sortir de l’Euro, nous verrions le poids de la dette publique passer de 93% du PIB à 80%-66% suivant les hypothèses. C’est bien plus que ce que l’on pourra jamais réaliser en restant dans l’Euro.
Un troisième avantage, et de mon point de vue c’est le plus important, serait de faire reculer massivement le chômage, et de créer en grande quantités des emplois dans l’industrie. Ici encore, nous avons estimé – sur la base des demandeurs d’emploi de catégorie A – que l’on aurait une création nette d’emploi de 1,5 à 2,2 millions en trois ans.
Une sortie de l’Euro et une forte dépréciation de la monnaie (le Franc) auraient aussi des inconvénients, qu’il ne faut cependant pas s’exagérer.
Tout d’abord, il y aurait une hausse des produits importés quand ils proviennent de pays par rapport auxquels le Franc se serait déprécié (Allemagne, pays de la zone Dollar). Mais, dans le cas des carburants, compte tenu du poids immense des taxes, une dépréciation de 20% du taux de change du Franc par rapport au taux actuel de l’Euro face au Dollar, ne provoquerait qu’une hausse de 6% du prix à la pompe.
Il y a ensuite la dimension financière. Tout d’abord en ce qui concerne la dette publique. On sait que les Obligations émises par le Trésor public doivent être remboursées dans la monnaie ayant cours légal en France. Si cette monnaie n’est plus l’Euro mais le Franc, elles seront remboursées en Franc, et les détenteurs étrangers prendront leurs pertes. Cependant, il est clair que cela provoquera une hausse des taux d’intérêts par la suite. Il faudra réintroduire le mécanisme qui existait jusqu’au début des années 1980, et obliger les banques française à avoir dans leur bilan un certain montant d’obligations du Trésor (mécanisme du plancher obligatoire des effets publics).
Pour les dettes mais aussi l’épargne des particuliers et des entreprises, comme cette épargne et ces dettes sont essentiellement détenues dans des banques françaises, il n’y aurait pas de changement. Il est ainsi criminel, comme le font certains politiciens, d’aller affirmer – en cherchant à affoler les populations – qu’une dépréciation de 20% du Franc se traduirait par une perte de 20% de l’épargne. En réalité, et tous les économistes le savent, il n’y a de perte de valeur que dans la mesure où l’on achète, avec son épargne, des biens provenant de pays par rapport à la monnaie desquels le Franc s’est déprécié. Pour les achats réalisés en France, ou de produits (et de services) français, ce qui représente plus de 60% des transactions en volume, il n’y aurait aucun changement. De plus, certains pays ayant une monnaie se dépréciant plus que le Franc (l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce), l’épargne française verrait son pouvoir d’achat se réévaluer pour des opérations dans ces pays.
Le seul véritable inconvénient est une poussée d’inflation, qui devrait être de 5% la première année et de 3% la seconde. Il faudra, pour y faire face, rétablir des mécanismes d’indexation des salaires et des pensions. Néanmoins, toute hausse de l’inflation, aura aussi pour effet de faire baisser mécaniquement les taux d’intérêts réels (par la différence entre le taux nominal et le taux d’inflation). Ceci pourrait avoir un effet très positif sur l’investissement des ménages et des entreprises.
Il faut enfin ajouter que, bien entendu, des réformes sont nécessaires en France. Mais, tous les pays qui ont fait des réformes de profondeur l’ont fait APRÈS une forte dépréciation de la monnaie. Sortir de l’Euro, laisser le France se déprécier, cela peut être un premier pas décisif sur la voie des réformes.
Jean-Louis Bourlanges : La question fondamentale est moins celle des écarts de croissance, qui est une résultante, que celle des divergences entre Etats sur les déficits publics, les coûts salariaux et la gestion des systèmes bancaires. Il fallait donc s’attaquer à ces trois problèmes. Cela n’a pas été facile compte tenu de l’absence de compétence réelle de l’Union Européenne dans ces domaines, de l’égoïsme et de l’inertie des Etats membres, mais une bonne partie du travail est derrière nous.
Il faut donc continuer : donner à la Banque Centrale la capacité d’être un préteur en dernier ressort, compléter et accélérer la mise en œuvre d’une Europe bancaire, compléter les instruments de solidarité par un vrai fond d’investissement à long terme financé par le budget européen et doté d’une véritable capacité de mobilisation de l’épargne mondiale. Il faut donc aller de l’avant et non pas regarder en arrière.
Philippe Martin : Mais quelle est l’origine de ces écarts de croissance ? Sur le court terme la politique monétaire européenne n’a peut être pas été assez réactive mais fondamentalement c’est l’éclatement de la bulle immobilière et les cures d’austérité fiscale qui sont à l’origine de la grande récession et de l’envolée du chômage. A plus long terme l’écart de croissance de la France ou d’autres pays avec l’Allemagne ou les pays scandinaves n’a pas grand chose à voir avec l’euro : notre système de formation, notre déficit d’innovation, la faible efficacité de la dépense publique….doivent être réformés et cela avec ou sans l’euro. Mais il est vrai que l’Allemagne joue avec le feu en imposant des politiques d’ajustement trop brutales.
Nicolas Goetzmann : Le risque de séparation involontaire me semble peu probable. Depuis l’entrée en crise, les européens ont toujours bougé au moment même où le risque était imminent. C’est encore le cas aujourd’hui avec la BCE qui s’apprête à agir aux portes de la déflation. C’est-à-dire que l’on permet à la zone de survivre, mais pas de sortir de la crise.
Si ce petit jeu continue, le scénario qui me paraît le plus probable est qu’une offre politique différente se développe. Si un véritable parti de gouvernement en Europe propose la sortie de la zone, ce sera fini. Le message donné sera le suivant : « nous sommes un parti qui a déjà gouverné, nous sommes capables, et nous pensons que la sortie est possible et désirable ». Le discours serait « rassurant » et s’il est sérieusement préparé, une telle proposition pourrait rapidement devenir majoritaire dans les conditions de défiance actuelle. Pour éviter cela, il faut entrer dans un rapport de force pour imprimer une nouvelle Europe. Pas des rustines, un renouveau de l’idée européenne. C’est tout le défi actuel.
Jacques Sapir : Le risque d’une séparation est d’autant plus facile à envisager qu’il est anticipé. C’est le paradoxe central d’une dissolution de la zone Euro. Si cette dissolution pouvait se faire de manière coordonnée, le choc serait minime. Mais, le refus actuel des gouvernements à envisager cette solution ne laisse plus comme solution qu’une sortie de l’Euro par un ou deux pays (l’Italie et la France) entraînant à sa suite une désintégration générale de l’Euro qui pourrait prendre entre 6 mois et un an. Dans ces conditions, il est clair que les pays qui souffriront le plus seront ceux qui partiront de l’Euro les derniers. Dans une telle situation, il y a une prime au « premier sorti ». C’est d’ailleurs pour cette raison que dès qu’un pays important aura quitté l’Euro le mouvement de sortie deviendra rapidement irréversible.
Jean-Louis Bourlanges : Cette floraison de scénarios que vous signalez m’aura échappé. Je constate qu’aucun gouvernement de la zone n’envisage de renoncer à l’euro et que les opinions y sont massivement hostiles. Je les comprends : la sortie de l’euro serait techniquement très difficile à mener à bien car elle suppose de convaincre des dizaines de millions de particuliers et d’acteurs économiques de renoncer à une bonne monnaie au profit d’une mauvaise. En outre, chacun sent bien qu’une sortie de l’euro, c’est-à-dire une dévaluation massive de la monnaie et une augmentation non moins massive de la valeur de la dette, se traduirait par une hausse des prix vertigineuse et par une cure d’austérité redoutable. Seuls les Allemands auraient les moyens techniques de sortir de l’euro, mais ils se gardent bien de mettre un terme à un système qui leur a si bien réussi, car ils ont accepté de jouer le jeu dans le respect de ses règles, ce qui n’a pas été notre cas.
Philippe Martin : Nous ne savons pas bien ce qui se passerait. Soit les dettes sont converties en Franc et dans ce cas la dévaluation anticipée aboutirait à une sortie massive de capitaux. Soit les dettes demeurent en euro et la sortie de la France impliquerait une explosion des dettes publiques et privées en franc. Dans les deux cas une crise financière suivrait.
Nicolas Goetzmann : Encore une fois, le scénario noir de la sortie de l’euro est biaisé. Le problème n’est pas la sortie en tant que telle, mais ce qui peut nous y conduire. Si la déflation s’empare de la zone euro, le chômage, les déficits et la dette vont encore progresser. La confiance des marchés peut alors se détériorer et provoquer une sortie désorganisée dans une forme que personne ne peut souhaiter. Mais s’il s’agit d’un choix organisé, préparé, avec un programme monétaire construit et une politique budgétaire coordonnée, la sortie se fera en douceur. Le problème n’est pas la France dans ce cas, mais les pays les plus fragiles qui risquent bien de se faire sanctionner de façon assez sèche.
Pour être le plus clair possible. Soit l’Europe du Nord lâche du lest avec la BCE dans les prochains mois, voir dans les prochaines années, et ce dans des proportions significatives, soit c’en sera fini de l’euro. On ne peut pas continuer infiniment avec une politique monétaire menée au détriment des deux tiers des membres de la zone. Aujourd’hui, la réalité est de voir la rente du Nord préservée par le chômage du Sud, ce n’est pas un programme qui ressemble à l’intérêt général. Le tout est donc de savoir si ce programme peut évoluer ou non.
Jacques Sapir : La dissolution de la Zone Euro, ou des sorties de certains pays, ont été effectivement étudiées dans de nombreux pays : Allemagne, France, Italie, Espagne et Pays-Bas. Dans les études officielles, celles qui ont été réalisées soit par les Banques Centrales, soit par les Ministères des Finances, et dont j’ai pu avoir connaissance, le bilan d’une telle sortie est globalement positif. Il est même très positif pour la France et l’Italie. L’obstacle se situe au niveau politique. Des études « privées » ont été réalisées, et mon centre de recherches y a contribué. Certaines de ces études font état de résultats aberrants. Ainsi, l’Institut Montaigne envisage une chute importante du PIB sans donner d’indication sur le pourquoi ni le comment du calcul. Cela jette un grand doute sur certaines de ces études.
En ce qui concerne la fraction de la dette publique détenue par des « non-résidents », cela ne pose aucun problème comme je l’ai expliqué plus haut. Toutes les personnes interrogées, qu’elles appartiennent à des administrations ou à des banques privées, reconnaissent que le principe de la « Lex Monetae », soit le fait que la dette d’un pays, si elle émise dans ce pays doit être remboursée dans la monnaie du pays, que cette monnaie s’appelle l’Euro ou un autre nom (Franc, Lire Italienne, Pesetas espagnole…) s’appliquera. Il n’y aura pas d’espace pour des procès en droit international.
Jean-Louis Bourlanges : Vous voulez dire une voie commune j’imagine ? Je ne vois pas que nous ayons, comme vous le dites « de plus en plus de mal à adopter une voie commune ». Nous sommes entrés en crise parce que la zone euro était une fédération monétaire dirigée depuis 20 ans par des europhobes (Silvio Berlusconi, José María Aznar, Gerhard Schröder, Jacques Chirac, Lionel Jospin...) qui n’avaient que faire de mener des politiques économiques communes. Résultat : la France et certains pays du Sud se sont comportés comme s’ils n’étaient pas en monnaie commune et qu’ils pouvaient pratiquer déficits budgétaires et dérives des coûts de production comme s’ils avaient encore la possibilité de dévaluer. Le réveil a été très rude car il est toujours plus coûteux de guérir par des plans de redressement rigoureux que de prévenir par une sage prudence.
Aujourd’hui, sauf sans doute en France, le sale boulot est fait ou du moins bien engagé. Les balances commerciales italienne et espagnole en témoignent, ainsi que le retour de la Grèce sur les marchés. La Commission européenne a montré que les excédents commerciaux allemands n’avaient pas sur les économies de la zone l’influence négative massive qu’on leur prête ordinairement.
Restent à mettre en place des instruments communs d’investissement à long terme ainsi que de régulation conjoncturelle et de correction des écarts entre les Etats par rapport aux cycles économiques. Ce sera notre tâche des cinq prochaines années.
Nicolas Goetzmann : Si le déséquilibre monétaire persiste, il ne sera pas possible de le contenir par d’autres moyens. Les Euro-bonds ne résoudront pas grand-chose. Si le taux d’intérêt d’un euro- bond est de 3% et que la Grèce continue d’être en récession, ce ne sera toujours pas possible de payer. Les tensions seront encore plus fortes puisqu’il appartiendra aux autres pays de régler la note. Il s’agit donc d’une illusion.
Jacques Sapir : C’est un véritable problème, et sans doute exige-t-on trop de la solidarité de peuples qui ne se connaissent que peu et mal. La solution du fédéralisme intégral doit être rejetée en raison de la charge financière qu’un tel fédéralisme ferait porter sur certains pays, comme l’Allemagne en particulier. Il n’est pas réaliste de penser que les Allemands pourraient contribuer à hauteur de 8% à 12% de leur PIB pendant plusieurs années aux budgets des pays du Sud de l’Europe.
Cette solidarité doit être déplacée sur le terrain du politique et doit pouvoir s’incarner dans des projets, tant industriels que scientifiques, menés dans des cadres bi ou multilatéraux. Tel fut, il faut s’en souvenir, l’origine d’Airbus et d’Ariane.
Jean-Louis Bourlanges : Je ne vois vraiment pas ce qui vous fait dire que la monnaie unique serait aujourd’hui condamnée ni même qu’elle serait plus menacée qu’hier. Aucun gouvernement de la zone ne veut en sortir, les opinions sont toutes conscientes du risque déraisonnable que représenterait pour chacun des pays un abandon de la monnaie unique et les instruments d’actions se sont considérablement développés. Il faut de plus être aveugle pour nier que la convergence des économies du Sud et du Nord de l’Europe est beaucoup plus forte qu’il y a quelques années. Seule la France et son obsession à ne pas se réformer et à ne pas réduire ses déficits maintient une perspective inquiétante. C’est ce que pensent d’ailleurs les Allemands.
Ce qui est préoccupant, c’est la difficulté où nous sommes de sortir de la drogue du quantitative easing sans tomber dans la déflation. Mais c’est un problème mondial dont tout le monde est conscient, Mario Draghi en particulier etmême nos amis Allemands. L’euro n’est pas le problème, et la sortie de l’euro n’est pas la solution.
Philippe Martin : On ne peut nier que la construction européenne traverse une crise et qu’il faut repenser son architecture avec une solidarité et des mécanismes d’assurance plus forts. C’est ce qui en train de voir le jour avec l’union bancaire mais cela exige du coup une plus forte intégration politique et démocratique.
Nicolas Goetzmann : Il est tout à fait possible de réformer l’euro pour le rendre viable. Il suffit de prendre la croissance en considération dans le mandat de la BCE. Mais plusieurs pays s’y refusent de façon catégorique car l’euro n’a pas été construit pour cela. L’euro est l’enfant de la doctrine de la Bundesbank et de la Banque de France, du Mark fort et du Franc fort. Pour modifier la doctrine de la BCE, il faudrait déjà proposer autre chose, convaincre les dirigeants français, et ensuite envisager une discussion avec l’Allemagne. Nous en sommes encore loin. Il existe donc une sorte de course de sacs entre l’insoutenabilité de la situation actuelle d’un point de vue démocratique, et la capacité des dirigeants de mener à bien les réformes essentielles à une survie de l’euro. L’euro est une monnaie « étalon or » depuis 15 ans, elle doit devenir une monnaie de croissance pour avoir un véritable avenir. Je ne suis pas madame Irma pour savoir qui va gagner cette course.
Jacques Sapir: Oui, la monnaie unique est aujourd’hui condamnée, tant pour des raisons conjoncturelles (le poids de l’austérité qu’elle impose aux peuples du Sud de l’Europe) que pour des raisons principielles. C’était folie que de faire la monnaie unique sans réaliser au préalable l’Europe sociale et fiscale. C’était folie en effet que de faire une monnaie unique entre des pays dont les structures, tant économiques que sociales et démographiques étaient aussi différentes et divergentes. C’était une folie que de faire une monnaie unique entre des pays qui, en conséquence, avaient des taux de gains de productivité très différents et des inflations structurelles (ainsi qu’un rapport entre l’inflation et la croissance) aussi différent. L’Euro a été réalisé pour des raisons politiques. Les dirigeants, et M. Jacques Delors en premier, ont cru que l’économie se plierait à la politique. Mais, les faits sont têtus. Quand on les méprise, ils se vengent. La divergence macroéconomique entre les pays de la zone Euro était évidente dès 2006. J’avais tiré la sonnette d’alarme à cette époque. Elle est devenue insupportable avec la crise financière et ses conséquences. Avant que la crise de l’Euro n’emporte tout, il serait plus sage de dissoudre l’Euro et de commencer à voir entre quels pays il serait possible d’organiser une convergence tant sociale que fiscale, qui pourrait permettre de reconstruire, dans un délai qui reste à préciser, un instrument monétaire commun.
On dira qu’il faut « changer l’Europe ». C’est un discours que l’on tient depuis plus de vingt ans et qui n’a aucun effet, pour des raisons simples à expliquer. Pour changer l’Union Européenne, il faudrait que les 27 autres pays se convertissent à nos valeurs, et à notre situation. Tache impossible et même tache malsaine, car la différence peut être source d’enrichissement. Mais alors, il faut trouver des solutions permettant à ces différences de s’exprimer sans que nous ayons à en payer les frais. Cela impose des changements institutionnels substantiels. Ce n’est pas « changer l’Europe » qu’il faut, mais bien « Changer d’Europe », et pour cela ne pas hésiter à détruire ce qui est dépassé ou un obstacle, comme l’Euro.
Jean-Louis Bourlanges : Je me demande bien à quelle période historique se réfère Madame Le Pen. Ce ne peut pas être le 19ème siècle, où la monnaie unique s’appelait l’étalon or et où il n’était pas question de décrocher, ni la période gaulliste qui a vu coïncider une influence française dont les plus vieux d’entre nous se souviennent avec émotion, avec une stabilité monétaire franco-allemande défendue bec et ongles. Faut-il croire alors que le paradis perdu de Madame Le Pen soit la Quatrième République, les dévaluations à répétition, et les numéros de mendicité internationale pour nous permettre de respecter nos échéances ? Je crains que Madame Le Pen et moi n’ayons ni les mêmes valeurs ni la même idée de l’histoire de France.
Philippe Martin : De nombreuses politiques qui sont essentielles pour la croissance de la France - l’enseignement, la formation, le dialogue social, l’efficacité des services publics, le fonctionnement du marché du travail et celui des biens - sont fondamentalement du ressort de la France. Que la France reste ou pas dans la zone euro ou même dans l’UE , elle n’échappera pas à des réformes en profondeur dans ces domaines. L’Europe et la mondialisation sont des boucs émissaires bien commodes pour ne pas mettre en œuvre ces réformes ou pour faire croire qu’on pourrait revenir à la France des années 1950.
La construction européenne reste avant tout une construction politique qui a eu pour objectif essentiel de sortir de siècles de conflits militaires. De ce point de vue, c’est une réussite et revenir sur cet acquis me paraît très dangereux.
Nicolas Goetzmann : Jusqu’à preuve du contraire, et même si le score était serré, la France est entrée librement dans l’euro. On peut être contre, mais cela est difficilement contestable. C’est tout de même fatiguant d’attaquer sans cesse des « forces obscures » qui agiraient au détriment des peuples.
Ensuite, sur la question de l’Etat nation, je ne vois pas pourquoi il existerait une spécificité européenne qui empêcherait les pays de la zone euro d’être souverains. Se « passer de l’Europe » ne veut pas dire grand-chose. Ce qui a profité à l’ensemble des pays, c’est l’Europe zone de libre-échange. Le reste, c’est-à-dire principalement l’euro et la libre circulation des personnes, repose sur un projet bien plus politique qu’économique. Il s’agit de la notion de férule monétaire : en mettant des menottes aux différents protagonistes, ils seront forcés de s’entendre. Le résultat n’est pas évident pour le moment, même s’il est encore temps de modifier cela dans le sens de l’intérêt général. Ce qui est navrant, c’est de constater que les dirigeants préfèrent rester dans l’erreur sans accepter l’existence de la moindre faille dans la construction européenne tout en regardant les populations s’approcher du vide. On pourrait corriger le tout pour le rendre viable, mais pour le moment la préférence va plutôt vers le déni : tout est parfait. C’est le dogmatisme monétaire qui est en train de tuer l’Europe, c’est donc le dogmatisme monétaire que les européens doivent attaquer pour donner un avenir au projet européen.
Jacques Sapir : Cette mondialisation n’empêche pas la Corée du Sud (44 millions d’habitants) ou même Taiwan, de bien fonctionner. En Europe, la Suède et la Grande-Bretagne ne se portent pas plus mal de n’être pas dans la zone Euro. Il faut avoir confiance dans les points forts de la France, qui sont nombreux et se libérer des carcans, la monnaie unique mais aussi le cadre réglementaire parfois tatillon de l’Union Européenne, qui l’empêche de les mettre à profit. Il est aussi important de préserver notre modèle social, qui fait désormais partie de notre culture politique ce que reconnaît le préambule de notre Constitution. Dire cela ce n’est nullement refuser de coopérer avec les autres pays d’Europe, mais aussi avec la Russie qui est à la fois en Europe et en Asie, et avec les pays d’Afrique. Aujourd’hui, l’Union Européenne fait obstacle à une vision plus large de nos coopérations. Où est l’Europe quand la France s’engage au Mali ? Par contre, la Russie est à nos côtés, et ce sont des avions russes qui assurent une bonne part de la logistique de nos opérations extérieures. Il faut en tirer les leçons, aussi déplaisantes qu’elles puissent être pour certains.
La posture de l’État-Nation est, par ailleurs, la seule à garantir la démocratie, car il ne saurait y avoir de démocratie sans souveraineté. Ici encore, qu’il s’agisse de raisons conjoncturelles, et ce sont des raisons importantes, ou de raisons de principe, il est clair que la France doit s’attacher à retrouver sa souveraineté.
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