Les Trente Glorieuses ont émergé dans un contexte particulier puisque l'Europe entière, ou presque, était alors à reconstruire tandis que la société de consommation commençait tout juste à s'imposer. Nos économies peuvent-elles encore s'appuyer sur des leviers de développement aussi puissants actuellement ? Lesquels ?
Olivier Berruyer : Il y a eu effectivement une reconstruction du pays entre 1945 et 1950, mais cela ne saurait être le véritable facteur des Trente Glorieuses. La véritable cause est à voir dans la mécanisation de l'agriculture, puis de l'industrie, qui a su apporter des gains de productivité sans précédents. Une fois que le tracteur a remplacé 10 paysans et le robot 10 ouvriers à la chaîne, vous vous retrouvez contraints de basculer vers une économie de services où il est bien plus difficile d'obtenir ces mêmes gains de productivité. De nouveaux eldorados économiques ont été promis (bulle internet) et continuent de l'être (Big data) sans que nous retrouvions les taux de croissance des décennies précédentes. Dans certains cas ce sont des ressorts économiques crédibles qui nous permettent d'avoir chaque année 1% de croissance, mais jamais plus. Au delà des nouvelles technologies, le reste de l'économie de services est composé d'enseignants, de policiers, d'infirmiers, de baby-sitters, autrement dit par des fonctions que l'on ne sera pas capable de mécaniser d'ici peu.
Nicolas Goetzmann : Ce sera aux entrepreneurs d’écrire cette histoire. Ce dont je parle, c’est de donner aux entrepreneurs la cadre macroéconomique optimal pour qu’ils puissent investir, innover, créer. Aux Etats Unis, un cadre macro un peu plus efficient permet de développer des entreprises qui sont devenues géantes en quelques années. La croissance de demain va se bâtir sur le niveau d’éducation, de compétences de la jeunesse, et sur le cadre macroéconomique que nous leur donnerons. Je ne suis pas pessimiste au point de croire que nous sommes au bout de l’histoire économique, que tout aurait été inventé, et que nous devons nous résigner à la stagnation. C’est bien cette mentalité qui est destructrice. Il convient donc de réaligner nos politiques publiques vers cet objectif de croissance. Le Japon revient fort depuis un an avec un programme appelé « Japan is back », le retour du Japon, et affiche des taux de croissance que nous n’avons pas connu en Europe depuis la bulle des technologies. Encore un exemple qui démontre qu’il ne s’agit que de volonté politique.
En parallèle, la montée en puissance des pays émergents s'annonce comme une importante manne économique d'ici les prochaines années, d'aucuns estimant que la classe moyenne sera représentée par 5 milliards de personnes en 2050. Les prochaines Trente Glorieuses seront-elles finalement celle de l'ancien Tiers-Monde ?
Olivier Berruyer : C'est évident en théorie, mais on peut hélas se demander s'ils réussiront à atteindre un tel seuil de développement, et ce pour des raisons géopolitiques. Aux Etats-Unis, le nombre de voitures/habitant est de 900 pour 1000 alors qu'en Chine ce chiffre vient de passer en deux ans de 30 pour 1000 à 55 pour 1000. S'il finit par atteindre le même chiffre qu'aux Etats-Unis, il est clair qu'il deviendra impossible de satisfaire la demande mondiale en pétrole. Si l'on parle beaucoup de ce future manque de ressources énergétiques, ce n'est clairement pas la seule pénurie qui se profile pour les prochaines années. Entre autres, il apparaît ainsi que nous allons aussi bientôt manquer de sable ! Cela semble idiot dit de cette manière, mais c'est pourtant bien une réalité. Ce matériau est le troisième le plus utilisé au monde et ces réserves s'épuisent, le sable du désert étant totalement inutilisable. Sans sable marin, la production de verre, de béton, ne pourra pas continuer sa production. Il ne s'agit là que d'une des nombreuses barrières physiques sur lesquelles viendront buter les pays émergents dans un développement qui deviendra de plus en plus difficile au fur et à mesure que les prix de matières clés augmenteront de par leurs raréfactions.
Nicolas Goetzmann : Je pense au contraire que le temps est plutôt au retour des grands pays industrialisés. Encore faudrait-il que l’Europe se bouge, parce que les Etats Unis, le Japon, l’Australie, le Canada, sont en train de préparer leur retour en force.Evidemment les pays émergents vont continuer à se développer et permettre à leur population d’atteindre des niveaux de vie supérieurs, ce qui est quand même l’objectif primaire, mais je suis plutôt très confiant sur la capacité des « occidentaux » de tenir leur rang. Mais il va vraiment falloir que l’Europe modifie sa façon de voir les choses, et cette thématique est devenue le marronnier des G20. Les autres zones économiques demandent à l’Europe de s’engager vers la croissance, et l’Europe ne comprend pas de quoi on lui parle. Il y a une sorte de confort intellectuel des Européens à raisonner selon d’anciens schémas macroéconomiques qui se sont avérés désastreux pendant la crise. Et l’Europe ne s’en est pas encore rendu compte, ce qui est navrant.
Quelles leçons devraient en tirer nos dirigeants en termes de modèle économique s'il s'avérait effectivement que la croissance restait atone sur plusieurs décennies ?
Olivier Berruyer : Je me permettrais de me défausser en disant qu'il est étonnant qu'aucun économiste n'ait réellement travaillé sur cette excellente question. S'il s'avère effectivement que la croissance reste faible pour une trentaine d'années, des mesures d'adaptation se doivent d'être prises sans quoi l'on rentrera dans des phases de chômage très douloureuses. Il n'existe d'après moi aucune règle intangible qui consiste à dire que la catastrophe nous attend de fait si l'on cesse de croître. Cela nous pousse dans des logiques rigides puisque l'on compense aujourd'hui la perte des gains de productivité des Trente Glorieuses par la destruction d'emplois afin de maintenir une compétitivité optimale.
On pourrait commencer par donner une réponse théorique, en partant du principe que la croissance est la productivité multipliée par la quantité de travail. Si l'on est à croissance nulle, il faut donc diminuer le travail (nombre d'emplois ou temps de travail) lorsque l'on a des gains de productivité. Cela est cependant totalement inopérant si dans le même temps le reste de la planète ne le diminue pas. Une réponse concrète à un tel problème engage donc une remise en cause de la part de nombreux acteurs politiques et économiques, sans quoi tout effort restera assez vain.
Nicolas Goetzmann : Non. Croissance faible signifie chômage élevé, déficits publics et dette en hausse. Ce n’est pas un avenir possible car il s’agit d’un suicide économique.La Grèce, l’Espagne et le Portugal, entre autres sont en train d’en faire l’expérience. Il y a aura toujours un moment où la population va demander de changer de politique. C’est ce qui s’est passé au Japon…après plus de 20 ans de stagnation totale de leur économie.
Il ne peut y avoir qu’une croissance faible plus ou moins durable si la démographie de la population active ne progresse pas, comme cela était le cas au Japon, ou comme cela est la cas sur de nombreux pays en Europe aujourd’hui. Mais pas à long terme. Il ne s’agit pas de revenir à des taux des 8 ou 9% annuels, car notre potentiel ne nous le permet pas, mais de revenir à une croissance moyenne d’environ de 2% à 3% après une première étape beaucoup plus soutenue qui nous permettrait de rattraper notre retard accumulé pendant la crise, c’est-à-dire environ 20% de croissance. Nous avons le temps de voir venir.
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