mercredi 2 octobre 2013
L’âme, cette enquiquineuse
A cause de son âme, un être humain ne peut pas être considéré comme une chose. Ça complique tout. Si nous pouvions être réduits à des choses nous pourrions fonctionner parfaitement et ne poserions plus aucun problème aux autorités civiles, ecclésiastiques et militaires.
Mais tel n’est pas le cas : il y en a toujours, parmi nous, qui ne fonctionnent pas bien. On en vient parfois à regretter la bonne vieille psychiatrie soviétique qui, autrefois, déclarait malades mentaux ceux qui ne s’adaptaient pas en douceur. Un dissident était déclaré paranoïaque ou schizophrène, il était enfermé dans un asile psychiatrique et il recevait quotidiennement des injections qui faisaient de lui une copie conforme.
Par notre âme, nous pouvons embrasser la totalité de l’univers. Nous pouvons l’aimer ou le détester. Parce que nous avons une âme, nous pouvons dire non à tout avant d’être ensuite et parfois envahi par un sentiment de gratitude envers ce qui est, envers les plantes, les animaux, nos semblables. Sous les pavés, la plage, comme on disait en mai 68. Parce que nous avons une âme, nous sommes potentiellement des marginaux, des artistes, des révolutionnaires. Possibilité étonnante, mais aussi terrifiante, puisqu’un révolutionnaire peut poser des bombes, exécuter des innocents, renverser l’ordre des choses et provoquer le chaos.
Sans âme, un homme est un élément idéal pour un système totalitaire, dont la caractéristique est de faire fonctionner tout le monde et toutes choses. Un système totalitaire parfait ne réprimerait pas ; il administrerait judicieusement des gouttes d’huile pour qu’aucun grincement ne se produise. La réintégration des criminels nous en donne un avant-goût. Devant les méchants, on a recours à une burette à huiler. Ils n’ont pas une âme bonne ou méchante. Au-delà du bien et du mal, ils ont simplement dysfonctionné et il faut les réintégrer dans les rouages de la société.
Un système totalitaire achevé serait quelque chose de nouveau dans l’histoire humaine. Autrefois, les atteintes à l’ordre public passaient par l’emprisonnement, une décapitation, la torture. Aujourd’hui, plus rien de tel n’est envisagé. Le totalitarisme, encore en gestation, se veut doux. Quand est-ce qu’il est né ?
Au début du 19ème siècle, comme l’a signalé Alexis de Tocqueville en 1830. Plus tard, Nietzsche n’a pas parlé de totalitarisme, mais du « dernier homme ». Avec cette expression, il désignait un ordre des choses où les hommes auraient perdu leur âme dans un nivellement démocratique. L’image qu’il employait était parlante. Au dernier homme, on demande de regarder le ciel étoilé : il cligne les yeux et déclare ne rien voir. C’est donc un individu qui ne voit rien au-delà de ce qui l’entoure, comme les vaches ou les chiens. Mais il vit dans un Etat de droit et il vote !
Après Nietzsche est venu Kafka qui, du début du Procès, dessine la figure de Joseph K. qui, un matin se réveille devant deux fonctionnaires qui lui signalent qu’il est accusé. De quoi ? Il n’arrive pas à le savoir et il n’arrive pas à comprendre comment cela lui arrive. Il n’y a pas de guerre, il vit lui aussi dans un Etat de droit, les lois sont respectées. Tout ce qui se passe dans son âme (indignation, révolte, espoir) n’a aucune importance. Il est pris dans une immense machinerie. Que se passe-t-il ? Il ne comprendra jamais et sera finalement liquidé dans un terrain vague.
Quant à « l’âme des peuples », on n’en parle même plus. Il ne s’agit plus que de faire diminuer leur déficit public et de faire augmenter la croissance selon un modèle abstrait, l’Allemagne ces jours. L’histoire d’un pays n’existe plus, sauf dans les musées. Quand des tensions se produisent entre deux pays, on met tout en œuvre pour les inscrire dans la logique d’un système interétatique, comme lorsque Catherine Ashton a apporté des oranges à Mohamed Morsi dans sa prison. Il fallait lui faire comprendre que l’Europe se souciait de lui et allait tout arranger. Seuls les djihadistes font encore problème, mais eux aussi on les intégrera ou on s’en débarrassera comme des grains de sable qui empêchent le système international de ronronner.
Le sociologue polonais exilé à Londres, Zygmunt Baumann, parle de liquéfaction pour désigner cet étrange mouvement qui emporte peuples et individus dans une indifférenciation croissante et qui devrait éliminer toute friction. Il est peu probable que ce processus arrive à son terme. Staline demandait combien le pape avait de divisions blindées. Finalement, ce sont les âmes de peuples ou d’individus, qui ont eu le dessus. Mais il reste que le mouvement vers un parfait fonctionnement par liquéfaction de tout et de tous est bien en marche.
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