vendredi 10 mai 2013
Faut-il se préparer à organiser un défaut de la dette en Europe ?
Mario Soares, ancien Président de la République portugaise, a appelé le 12 avril à un défaut sur la dette souveraine portugaise. Il a aussi exigé que cesse le programme d’austérité destructeur imposé par le FMI et l’Union Européenne. Allons-nous tout droit vers la catastrophe ?
Gaspard Koenig : Aujourd’hui, à ma connaissance, seul Michel Rocard a eu le courage et l’intelligence d’envisager publiquement un tel scénario. Il est évident qu’avec une moyenne de dette/PIB dépassant les 100%, les pays de l’OCDE entrent dans une situation historique inédite en temps de paix. On approche des seuils d’ “insoutenabilité”, quand le refinancement de la dette devient trop cher. Les pays européens ont beau connaître des situations très variées, les fondamentaux sont les mêmes : un Etat-providence bâti à l’après-guerre et hors de contrôle depuis quelques décennies. Même l’Allemagne est au-dessus de 80% ! On peut discuter à l’infini l’étude de Reinhart et Rogoff, il n’empêche qu’un tel niveau d’endettement est néfaste à l’économie des pays, ne serait-ce que parce que la part des dépenses budgétaires consacrées au refinancement de la dette ne cessent d’augmenter (compressant les autres). Et je dirais même : néfaste au moral ! Nietzsche a écrit des textes toujours d’actualité sur la “culpabilité” qui naît de l’endettement. En France, les perspectives de désendettement ne cessent d’être repoussées.
Dernier point, l’équilibre ne tient que par des taux d’intérêt exceptionnellement bas, dus à l’abondance de liquidités sur les marchés. Mais c’est un château de cartes. Dans le cas de la France, de nombreux investisseurs internationaux commencent aujourd’hui à vendre leurs stocks d’obligations d’Etat. Dès que l’argent retrouvera son prix, beaucoup de pays se retrouveront le couteau sous la gorge. Il faut se préparer dès maintenant.
Nicolas Goetzmann : Le fait d’envisager sérieusement un défaut pour la France me semble être l’aboutissement du raisonnement actuel erroné sur l’austérité. Ce raisonnement fait de la situation d’endettement la cause de la crise, alors qu’il ne s’agit de sa conséquence. En d’autres termes, lorsque nous envisageons une telle option, nous tentons de soigner la crise en attaquant ses symptômes plutôt que ces causes. Voilà pourquoi cette option est une erreur.
La cause de la crise est le manque de croissance qui découle de la politique d’austérité monétaire pratiquée par la BCE. Cette politique est un puissant frein au développement économique dont la conséquence est l’explosion du niveau de dette sur PIB. La hausse du niveau de dette n’est pas la cause de la récession, elle est sa conséquence.
Ainsi, envisager un défaut représente la fin d’un raisonnement erroné, voilà pourquoi cette solution me semble inenvisageable. Cela ressemblerait à une amputation pratiquée sur un patient suite à un diagnostic erroné. La France a les moyens de parvenir à être la plus puissante économie d’Europe à moyen terme, un défaut serait un aveu d’impuissance tout autant que d’incapacité à comprendre la crise que nous vivons.
Nicolas Goetzmann : Je renverserai la question, en me demandant quel type d’Etat fait défaut. Ce sont des économies de second, voire de troisième plan, et dont les institutions ne sont pas forcément les plus abouties. Faire des prédictions sur un défaut français, qui est la sixième économie mondiale, est inutile, les conséquences sont imprévisibles. Nous ne pouvons envisager sérieusement qu’un défaut sur un pays de cette importance puisse se réaliser dans les mêmes termes que le Zimbabwe de 2006 ou l’Argentine de 2002.
Gaspard Koenig : Elle nous apprend que tout est possible ! Les catastrophes se produisent essentiellement dans le cas des répudiations unilatérales de dette ou des défauts chaotiques motivés non pas par une « impossibilité de payer » d’un Etat, mais par un « refus de payer » lié le plus souvent à des considérations d’ordre politique ou idéologique (récemment : l’Equateur). Mais dans le cas d’un défaut limité et ordonné, les investisseurs se montrent le plus souvent rassurés de voir que la courbe d’endettement est remise sur une trajectoire soutenable, et que donc les perspectives de remboursement futur deviennent paradoxalement meilleures (bien entendu, il faut que la restructuration soit assortie de réformes structurelles). C’est ce qu’ont démontré avec force Bulow et Rogoff dans leur papier fréquemment cité de 1989 : « Debts that are forgiven will be forgotten ». L’exemple typique de ce genre de restructurations « amicales » est l’Uruguay qui a conduit une 2003 une opération d’échange acceptée par 93% de ses créanciers. Les taux sont revenus à un niveau presque normal juste après la clôture de l’échange obligataire !
Enfin, n’oublions pas que la France révolutionnaire elle-même a fait défaut en 1797 (la “banqueroute des deux tiers”). Evidemment, de nombreux rentiers ont été ruinés : c’est un choix politique. Mais les comptes du pays ont été assainis et ensuite redressés.
Gaspard Koenig : Selon nos calculs (lire ici), plus des deux tiers de la dette française sont détenus par des acteurs de la zone euro (en incluant les domestiques). Il est évident qu’une restructuration aura des effets en chaîne en Europe. La tendance est de toute façon évidente. Hier la Grèce, aujourd’hui Chypre, demain la Slovénie… ensuite le Portugal, comme le suggère Mario Soares, et l’Italie ? A partir de là, tout peut aller très vite. Il faut donc contrôler et anticiper le processus au niveau européen.
Le mécanisme que nous proposons pour ce défaut croisé s’inspire de celui imaginé en 2011 par les “Sages allemands” (un groupe de conseillers économiques). Les Sages proposaient de mutualiser le refinancement de la part de la dette publique excédant 60% au sein d’un « fonds de rédemption ». Il suffit de remplacer “refinancement” par “restructuration” : le fonds – qu’on pourrait appeler “Fonds d’amortissement européen” - pourrait proposer ses titres en échange de la dette actuelle (pour la part dépassant 60% du PIB) en lui appliquant un certain niveau de « haircut ». Ainsi, les Etats membres bénéficieraient de marges financières accrues pour atteindre leurs objectifs de désendettement.
La Commission européenne a annoncé en février 2013 la création d’un groupe d’experts chargé de réfléchir à l’idée du Fonds de rédemption. Que les experts élargissent donc leur réflexion et leurs calculs à l’idée d’un Fonds d’Amortissement!
Nicolas Goetzmann : La condition pour éviter un désastre financier est de ne pas procéder à un défaut. La condition pour l’éviter est de poser le bon diagnostic sur cette crise et de revoir en profondeur le mandat de la BCE, afin que cette dernière prenne enfin en compte le chômage et la croissance comme un objectif de sa politique monétaire. Cette solution permet à la fois de relancer la croissance tout en diminuant le niveau de dette, et ne provoquera pas d’hyperinflation comme semble le suggérer certains. Je ne vois pas d’hyper inflation, ni aux Etats Unis, ni au Japon, ni au Royaume-Uni, et ce pour une raison simple : leur politique monétaire n’est pas "débridée", elle est simplement équilibrée, entre maîtrise des prix et recherche du plein emploi.
Nicolas Goetzmann : Si vous envisagez sérieusement un défaut, il me paraît également opportun de préparer les valises de la zone euro. Si l’objectif réel du défaut est de sortir de la zone euro, je conseillerai de trouver un autre moyen. Un défaut, c’est l’ouverture vers des territoires inconnus, aussi bien en termes financiers qu’en termes politiques. Le secteur financier français est de première importance au niveau mondial, il existe là aussi un risque systémique. De plus, un défaut est également un désaveu du pouvoir politique en place sur ses actions passées. C’est un très bon terreau pour les populismes en tout genre.
Gaspard Koenig : En termes juridiques, le cas grec a montré que la restructuration est tout à fait possible en zone euro, et ce d’autant plus que les dettes sont émises en droit local. Le plus grand risque sont les banques. Or, selon nos calculs, le système bancaire français pourrait encaisser sans recapitalisation un certain niveau de « haircut » (autour de 25%) sur l’ensemble des dettes des pays « du Sud » (France, Belgique, Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Irlande). Bien sûr, l’analyse reste à faire pour l’ensemble du système bancaire européen.
Une restructuration ne va pas provoquer, mais éviter l’explosion de l’euro. C’est en effet la seule alternative aux moyens traditionnels d’éponger la dette : inflation et/ou dévaluation, aujourd’hui rendus impossibles (à juste titre selon nous) par les traités européens.
Gaspard Koenig : C’est la seule manière d’échapper au dilemme stupide entre croissance et austérité ! Une restructuration provoquera un arbitrage générationnel : les épargnants (globalement, ceux qui ont levé la dette – via leurs représentants – ces trente dernières années) paieront via leurs assurances-vie et leurs OPCVM, tandis que les nouveaux entrants pourront bénéficier d’un nouveau souffle. Politiquement, tout deviendra – enfin – possible : les Gouvernements seront si fragilisés qu’une nouvelle donne politique sera inévitable, avec de fortes réformes libérales qui diminueront drastiquement le poids de l’Etat dans l’économie… et dans nos vies. Ce sera le moment où la génération 68 passera le relais à la génération Y ; et la dernière chance pour l’Europe de réinventer son modèle économique et social.
Nicolas Goetzmann : Je comparais une telle opération à un patient amputé par erreur. L’amputation peut être la base d’un "choc moral salutaire" mais le prix me paraît élevé. Encore une fois, la dette n’est pas la cause de ce que nous vivons et bien que les habitudes de recours à la dette doivent être abandonnées, ce n’est pas le problème aujourd’hui.
Le Japon va renouer avec la croissance malgré son niveau de 245% de dette sur PIB simplement parce que ses autorités, après 20 ans d’errance, ont fait le bon diagnostic : monétaire. Nous devons faire le même chemin et nous parviendrons à relancer la croissance. Ce retour de la croissance permettra de dégager des marges de manœuvres réelles afin de parvenir au désendettement du pays. Il serait absurde de persévérer dans cette vision de crise de la dette.
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