Ali Adraoui : Plusieurs Etats, dont ceux que j’ai déjà cités, utilisent le prisme religieux comme un outil d’influence sur les populations immigrés d’origine musulmane, notamment à travers la création d’associations. Sur un plan historique, ces structures ont remplacé les amicales (franco-marocaine, franco-algériennes) fondées dans les années 1960 ainsi que les réseaux traditionnels formés par les consulats des pays arabes. Cela passait par exemple par l’organisation de vacances ou par des cours d’Arabe destinés aux jeunes originaires des pays concernés. Depuis les années 2000 ce schéma a évolué, notamment avec la création du Conseil Français du Culte Musulman, vers une dimension plus religieuse comme on le voit aujourd’hui. La création de cet « Islam consulaire » vise à maintenir les groupes d’immigration issus de l’Algérie, du Maroc ou encore de la Turquie dans une logique nationale, voire nationaliste. Il faudrait préciser que malgré cette logique d’influence, ces réseaux font toutefois attention à ne jamais entrer en conflit avec l’Etat Français.
Quelle peut être la réaction de l'islam de France face à ce phénomène ?
Hassen Chalgoumi : L’islam de France a eu besoin de ces imams pendant une période certes, on leur dit merci, mais à partir de maintenant il faut dire « stop ». Nous avons besoin d’un coup de pouce du gouvernement pour former les imams. On peut le faire dans des universités où ne s’applique pas la loi de 1905 comme en Alsace-Lorraine. Si l’Etat n’accepte pas de prendre part aux débats religieux, il doit être cohérent et ne pas laisser d’autres Etats imposer leur loi sur notre territoire. Ce serait de l’hypocrisie.
Haoues Seniguer : Il y a des réactions différentes et multiples car le champ islamique français est traversé par de profonds clivages ou divisions, qui sont aussi bien d'ordre idéologique que structurel. Il est clair, toutefois, que de nombreux acteurs de l'islam de France s'opposent farouchement à toute forme d'ingérence étrangère, idéologique ou financière. Mais force est de constater qu'ils ne sont pas majoritaires; ils sont surtout très peu audibles par rapport à des structures comme l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF). Celle-ci dispose effectivement de moyens humains et matériels autrement plus importants que d'autres structures communautaires plus petites et beaucoup moins visibles dans l'espace public.
Ali Adraoui : Le principal problème de l’islam de France est qu’il n’est pas vraiment représentatif. Cette structure a été pensée pour régir le culte musulman dans l’Hexagone, pas vraiment pour offrir un portevoix aux principaux concernés. Il y a de plus une sorte de pêché originel dès le départ car, dès sa fondation en 2003, le président du CFCM a été désigné avant les élections, ce qui traduit une certaine méfiance qui peut être préjudiciable à long-terme. « L’islam de France » n’a pas été pensé par et pour les Français, mais par une partie du pouvoir en lien avec les autorités des autres pays déjà évoqués plus haut. Cette instance a jusque-là été une instance de régulation et les populations musulmanes n’y accordent en conséquence que très peu de crédit quand elles n’ignorent tout simplement pas son existence. « L’islam de France » tel qu’il existe aujourd’hui n’a donc qu’un faible rôle à jouer dans cette affaire.
L'Etat français peut-il jouer un rôle ou doit-on laisser la société civile prendre le relais ?
Hassen Chalghoumi : Les deux. Les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle de taille, cas par cas, ville par ville. Avec la montée de l’islam radical dans les pays arabes et les menaces au Mali, l’Etat doit prendre ses responsabilités. Les associations également. Il est nécessaire de permettre l’application d’un islam français comme le réclamait Nicolas Sarkozy à l’époque et aujourd’hui Manuel Valls, actuel ministre de l’Intérieur.
Haoues Seniguer : Il est difficile de faire "jouer" un rôle à l'État français compte tenu de la laïcité qui impose précisément une certaine neutralité et prise de distance vis-à-vis des affaires religieuses et/ou cultuelles. Ainsi, il revient, en effet, à la société civile, et au premier chef aux premiers concernés eux-mêmes que sont les musulmans, de s'organiser au mieux en interne, en vue de pacifier et d'harmoniser leurs relations publiques.
Ali Adraoui : L’Etat jouera toujours un rôle dans le sens ou l’Islam français doit se construire dans un cadre laïque, égalitaire et républicain. L’actuel déficit de légitimité des organes censés le représenter pose problème, et cela ne pourra être résolu que par une présence accrue sur le terrain qui permettra de dégager des nouveaux acteurs. Par ailleurs il ne faut pas simplement revoir l’organisation des structures concernées mais aussi la perception qu’a le monde politique du phénomène.
Y'a t-il un risque de confrontation entre un islam modéré et un islam plus radical qui pourrait amener à des divisions internes ?
Hassen Chalghoumi : Quand vous parlez à la jeunesse, les Algériens, les Marocains, les Egyptiens se considèrent avant tout Français. Ils veulent un lieu de prière pour eux, Musulmans de France. Mais vous vous doutez qu’avec l’influence de l’argent, les intérêts de chacun, certains ne sont pas d’accord. Les moyens on peut les trouver dans des solutions internes telles que la vente de viande halal. Nous n’avons pas besoin de personnes extérieures afin de financer nos lieux de prière. Il y a beaucoup de lieux de prières qui subissent les tensions entre les radicaux et les modérés. Salafistes et Frères Musulmans viennent parfois se mêler au conflit. On entend même des menaces de morts… Bien sûr on n’est pas là pour généraliser les choses. L’image de Mohammed Merah a donné une perception bien triste de notre religion à l’étranger. C’est assez terrible. D’un autre côté, nous restons confiants et comptons sur nos concitoyens. Le pouvoir semble être déterminé à faire barrage aux fanatiques.
Haoues Seniguer : Je suis très sceptique sur les catégories "islam modéré" versus "islam radical ou plus radical". Pourquoi ? D'abord, parce que radical, étymologiquement, correspond "à la racine". Ensuite, et subséquemment, parce que "radicaux" comme "modérés" se réclament de l'islam, et prétendent, de la sorte, en incarner la meilleure et la plus parfaite des expressions. Cependant, il est des musulmans "modérés", c'est-à-dire des fidèles beaucoup plus souples quant à leur rapport aux textes classiques de l'islam (Coran et traditions prophétiques), tandis que d'autres sont beaucoup littéralistes, et n'hésitent pas, parfois, à passer à l'acte violent, verbalement ou physiquement.
Ali Adraoui : Je ne pense pas. C’est une vue de l’esprit de croire qu’il y a une progression de l’Islam radical en France : si cela était vraiment le cas nous aurions eu par exemple des manifestations beaucoup plus importantes lors de la parution du film l’Innocence des Musulmans (phénomène qui a réuni 200 personnes, NDLR). Beaucoup ont utilisé l’affaire Merah pour affirmer le contraire mais il faudrait rappeler que ce personnage se situait clairement à la marge de la communauté musulmane. On trouve des radicaux dans l’Islam, et d’aucuns déclarent qu’ils montent en puissance, mais ces constats subjectifs résistent peu à l’épreuve des faits.
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