Quoi de plus inquiétant que l'arsenic ? C'est pourtant grâce à ce poison qu'il est possible de guérir une forme rare de cancer
du sang : la leucémie aiguë promyélocytaire. Derrière ce paradoxe, se
trouve une étonnante aventure scientifique et humaine franco-chinoise,
entachée cependant par le dépôt d'un brevet sur l'utilisation d'une
substance millénaire qui rend extrêmement coûteux ce traitement si
simple.Les Borgia, Marie Besnard ou, en littérature, Madame
Bovary ont employé l'arsenic. Un poison plébiscité du fait de son
efficacité doublée d'une absence totale de goût. Baptisé "poudre de
succession" au XVIIe siècle, car il accélérait l'accès à un
héritage, l'arsenic est présent dans la pharmacopée depuis l'Antiquité.
Hippocrate l'employait quelque 400 ans avant notre ère pour soigner les ulcères cutanés. Depuis lors, Grecs et Chinois s'en sont servis pour traiter la syphilis, le cancer, la tuberculose, le paludisme...
A la fin du XIXe
siècle, la liqueur de Fowler, solution d'arsenic dans du bicarbonate de
potassium, occupe une place de choix comme tonique, une indication qui
n'est plus réservée aujourd'hui qu'aux chevaux. L'arrivée des
antibiotiques et des chimiothérapies détrôna l'arsenic médicament, mais
il persista comme traitement de la maladie du sommeil, faute de mieux
malgré des effets indésirables mortels.
L'arsenic fixe un résidu
d'un acide aminé, appelé cystéine, en se liant au groupement thiol
(formé d'un atome de soufre associé à un atome d'hydrogène) de cette
molécule. Les groupements thiols sont présents dans la plupart des
protéines, dont de très nombreuses enzymes. L'arsenic interfère ainsi
avec de nombreux mécanismes biochimiques.
Il existe à l'état
naturel, sous forme organique (lié à une molécule contenant des atomes
de carbone) ou sous l'une des trois formes inorganiques : l'arsenic
rouge (As4S4 ou réalgar), l'arsenic jaune (As2S3 ou orpiment) et arsenic
blanc (As203 ou trioxyde d'arsenic). C'est sous cette dernière forme
qu'il a commencé à être utilisé dans les années 1970 par des médecins de
l'université d'Harbin, dans le nord-est de la Chine.
Ils ont découvert qu'administré en solution, le trioxyde d'arsenic
pouvait guérir une leucémie rare, la leucémie aiguë promyélocytaire
(LAP). Plus des deux tiers des malades parvenaient à une rémission
complète sur le plan clinique et 30 % des malades vivaient toujours dix
ans après le diagnostic, un résultat spectaculaire.
La rencontre
d'Hugues de Thé, directeur de recherche à l'Inserm/CNRS et à
l'université Paris-Diderot (hôpital Saint-Louis, Paris), avec des
chercheurs chinois va tout changer. "L'histoire
récente de l'arsenic débute en 1994, avec des collègues chinois de la
Seconde université de Shanghaï avec lesquels nous avions déjà beaucoup
travaillé sur l'acide rétinoïque, utilisé lui aussi dans la leucémie
aiguë promyélocytaire. En particulier Chen Zhu, devenu depuis ministre
de la santé dans son pays, et son étudiant Jun Zhu. Ils se demandaient
si les effets thérapeutiques de la préparation à l'arsenic, mise au
point en Mandchourie selon les préceptes de la médecine
traditionnelle chinoise et qui avait montré des effets miraculeux sur
la LAP, pouvaient être liés à une contamination par un autre principe
actif, mais avaient ensuite observé les mêmes effets avec de l'arsenic
pur."
Chen Zhu, qui avait fait sa thèse à l'hôpital
Saint-Louis et s'y sentait en confiance, envoie Jun Zhu, dans le service
d'Hugues de Thé, avec des ampoules d'arsenic. "Nous nous sommes dit : cela guérit la leucémie ; nous allons essayer de comprendre comment cela marche, résume Hugues de Thé. Finalement,
nous avons découvert que l'arsenic détruisait l'oncoprotéine appelée
PML/RARA responsable de la maladie, et compris bien plus tard que cela
provoquait l'élimination des cellules souches leucémiques. Nos collègues
chinois ont fait le même constat." L'équipe française et l'équipe chinoise rendent compte de ces résultats dans une double publication en 1997.
Jun Zhu s'était montré très impliqué au sein de l'équipe d'Hugues de Thé. "Même durant les grèves de 1995, il mettait un point d'honneur à arriver à l'heure au laboratoire. J'ai été très heureux lorsque le CNRS l'a recruté", raconte le directeur de l'unité.
Il
est maintenant retourné à l'hôpital Rui Jin de Shanghaï et a établi un
laboratoire franco-chinois dans l'ancien hôpital des jésuites, où
persiste une tradition française. "L'enseignement en français y a été maintenu et les personnels parlent notre langue de manière impeccable, souligne Hugues de Thé. Nous
travaillons toujours avec nos collègues chinois, qui décortiquent
particulièrement les effets biologiques et cellulaires de l'arsenic. De
notre côté, nous étudions plus spécialement les mécanismes biochimiques
d'action de l'arsenic sur PML/RARA."
Cette belle histoire
prend un tour plus saumâtre lorsque des confrères américains déposent un
brevet couvrant la découverte, ce que les chercheurs français et
chinois n'avaient pas fait, s'agissant d'une substance connue depuis
l'Antiquité. La revue Nature Medicine a raconté comment l'un des
relecteurs de l'article de l'équipe de Chen Zhu, chercheur au Memorial
Sloan-Kettering Cancer Center, à New York, s'est engouffré dans la
brèche en créant la compagnie Genta, qui produit à son tour du trioxyde
d'arsenic soluble et dépose, en 1998, un brevet sur sa formulation. Le
brevet passe ensuite entre les mains d'une firme de Seattle, Cell
Therapeutics, qui rachète Genta en 2000 pour 15 millions de dollars
(près de 12 millions d'euros). Elle revendra le produit pour 70 millions
de dollars à Cephalon, en 2005. Selon Cephalon, le brevet couvre
l'usage clinique du trioxyde d'arsenic et non la substance elle-même.
"Nous sommes devant un scandale absolu, s'indigne Hugues de Thé. L'arsenic
se trouve ainsi vendu non pas au prix correspondant à ce qu'a coûté la
recherche, mais au prix d'un médicament qui guérit : de l'ordre de 50
000 dollars pour une cure complète, ce qui le rend inaccessible pour les
malades de nombreux pays en développement." Le problème, explique-t-il, est que d'attaquer le brevet serait long et coûteux alors que la LAP est une maladie rare.
"Il
y a quelques années, des publications de chercheurs indiens et iraniens
indiquaient que l'arsenic seul, sans combinaison avec l'acide
rétinoïque, permettait l'obtention de rémissions chez la plupart des
malades, affirme Hugues de Thé. Le traitement classique fait
appel à l'association acide rétinoïque et chimiothérapie. Des collègues
indiens l'appliquaient aux patients suffisamment riches pour pouvoir le payer
et réservaient les préparations d'arsenic "maison" comme traitement de
secours pour les malades plus démunis. Ils ont récemment publié leurs
résultats : le traitement par l'arsenic seul guérit environ 70 % des
malades, autant que le traitement classique !"
L'arsenic a
fait l'objet d'essais cliniques dans beaucoup d'autres maladies que la
LAP, sans résultats probants. Mais il réserve peut-être encore des
surprises...
jeudi 26 juillet 2012
L'arsenic, un poison qui guérit
L'HISTOIRE NOUS A SOUVENT FAIT DES SURPRISES, L'ARSENIC EST UNE ARME POLITIQUE.
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