mercredi 6 juin 2012
À la recherche du moindre mal
Poursuivons notre recherche philosophique au sujet du moindre mal et de son application à l’élection démocratique (cf. Présent du 29 mai). Contre un certain moralisme oubliant la dimension de l’art politique, nous avons vu que la légitimité du moindre mal en politique ne se pose pas dans les mêmes termes qu’en morale individuelle.
A quoi sert à un chef de garder les mains propres s’il n’a pas de
mains, pour reprendre l’image de Péguy. Il n’en demeure pas moins
(analogiquement) une prudence et une morale politiques fondées sur le bien commun qu’il convient de rechercher activement.
Nous avons considéré le versant positif du moindre mal (plus ou moins bien fondé
en vue du bien commun) capable politiquement d’une amélioration et d’un
redressement général par rapport à une situation déplorable : la loi de
gradualité – que méconnaît la morale personnelle pour les préceptes
négatifs (1) – vaut certainement en politique pour inverser le flux d’un
déclin, davantage que pour le ralentir en devenant trop souvent sa
caution et son allié objectif. Car il y a aussi le versant négatif du moindre mal, que nous avons surnommé avec d’autres « moindre pire » (plus ou moins mal fondé). Il ne vaut évidemment pas de la même manière mais peut s’imposer dans certains cas de nécessité…
Prenons, par analogie, un exemple de morale individuelle : celui du
préservatif. La question morale n’est pas de savoir s’il faut faire un
hold-up avec gilet pare-balles et balles à blanc. Car la morale proscrit
bien sûr tout braquage et tout maniement malhonnête d’arme (chargée ou
non). La loi civile nous contraint aujourd’hui de ne pas trop faire de « discriminations » dites négatives, mais dire « je ne veux ni dessert ni fromage » (ou « ni laïques ni musulmans » ou « ni libéraux ni socialistes » : « Ni Sarkozy ni Hollande »)
n’empêche pas de pouvoir avoir une préférence pour le dessert par
exemple ! Une double et unique négation morale n’exclut pas la nuance et
le discernement à l’intérieur de comportements globalement immoraux.
C’est pourtant ce qui a fait hurler beaucoup (même parmi certains tradis qui ont voté Sarkozy !) lorsque Benoît XVI, dans son livre d’entretien Lumière du monde, a parlé en quelque sorte de moindre pire
dans le fait pour un prostitué captif de sa situation de prendre un
préservatif plutôt que l’omettre, afin de diminuer le risque mortel de
contamination. Qu’on me pardonne la comparaison (qui n’est pas raison !)
mais, toutes proportions gardées, ce qu’a répondu le Pape peut
s’appliquer a fortiori au vote républicain du « moindre pire » au
second tour (de la présidentielle ou des législatives) : cela peut
apporter, relativement aux suppôts de la culture de mort, « un
premier pas vers une moralisation, un premier élément de responsabilité
permettant de développer une conscience du fait que tout n’est pas
permis et que l’on ne peut pas faire ce que l’on veut ». Mais d’ajouter aussitôt que ce n’est certes pas « une solution véritable et morale » : ce n’est pas « la bonne manière de répondre au mal ».
Si fumer peut tuer (non seulement soi-même mais aussi autrui avec le
tabagisme passif !), la cigarette avec filtre (qui entretient
l’addiction) n’est pas la solution et risque d’aggraver le
problème ! Et les campagnes antitabac, de fait, ne la recommandent
jamais, même si elle peut éventuellement atténuer la toxicité du tabac.
Néanmoins, entre un plus grand mal et un « moindre mal » supposé (compris comme « moindre pire »), personne n’oblige à choisir le plus grand mal, même les antitabac ! Mais leur morale ne peut évidemment pas faire de ce moindre pire
un principe ! Idem avec les drogues dites de substitution ou avec le
filtre douteux du préservatif eu égard à la prévention du sida. Dire
qu’un acte ainsi fait, bien qu’intrinsèquement désordonné, est moins mal fondé qu’un acte analogue péchant par une certaine omission ou un certain excès, ce n’est nullement le décréter bien fondé moralement et donc licite. (2)
« Des cercles et des degrés dans le gouffre de l’effondrement politique »
Il suffit de transposer analogiquement cela dans l’ordre politique, avec sa consistance propre (mixte d’agir et de faire), pour saisir d’autant mieux la réalité tragique mais aujourd’hui commune de ce versant négatif du moindre mal. Nous rejoignons assurément Bernard Antony lorsqu’il écrit : « Comme,
selon moi, le “moindre mal” est presque partout perçu comme
l’équivalent d’un presque bien, j’ai employé une formule plus nette
[“moindre pire”] pour exprimer ce que je crois, à savoir que, comme dans
l’Enfer de la Divine comédie, il y a des cercles, des degrés dans le
gouffre de l’effondrement politique. » Comme quoi, ces distinctions nécessaires ne relèvent pas d’un « néo-talmudisme catholique ».
Et si elles peuvent, dans notre misère actuelle, susciter de
provisoires désaccords dans les appréciations prudentielles au sujet des
candidats, elles offrent l’intérêt, au moins par la voie négative, de
montrer qu’il existe une autre solution véritable, morale et politique
en même temps que religieuse, à cette grande pitié qui est en France…
(1) La loi morale oblige absolument, toujours et à chaque instant de
ne pas se mettre en situation de pécher même moindrement car le moindre
péché est encore un péché (cf. Veritatis splendor § 67).
(2) Autre exemple de nature différente mais auquel pourrait
s’appliquer le propos de Benoît XVI : conseiller et même implorer des
parents de sortir leurs embryons « surnuméraires » de la « concentration can »
(l’enceinte concentrationnaire et son azote liquide !), comme l’avait
fait en son temps le professeur Lejeune au fameux procès de Maryville,
ne rend pas pour autant la procréation artificielle licite moralement.
• Pour aller plus loin : Politique et morale, éléments de philosophie chrétienne (DMM, 2004) et Sous le signe d’Antigone (Contretemps, 2012).
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