Comme tous les soirs, Yves Derbez regroupe ses 250 brebis et 350 agneaux en parc de nuit. Ce 15 juillet, l'éleveur du Martinet, dans la vallée de l'Ubaye (Alpes-de-Haute-Provence), est serein : le temps est clair, la clôture de protection électrifiée est installée et la chienne de garde veille au grain. Sans compter qu'aucune attaque n'a été signalée dans les environs depuis le début de l'année.
La semaine suivante, c'est dans le village voisin d'Enchastrayes qu'une seconde attaque de loup fait 104 victimes, dans un groupement pastoral formé par six éleveurs. La technique est toujours la même : le prédateur, intelligent et opportuniste, tourne longtemps autour des bêtes. Il excite le chien, qui dort dans l'enclos, et effraie les brebis jusqu'à ce que, terrorisées, elles finissent par défoncer elles-mêmes les filets électriques et s'offrir en pâture.
ALLÈGEMENT DES RÈGLES D'ABATTAGE
Suite à ces assauts, la ministre de l'écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, a reçu, mercredi 27 juillet, une délégation de députés, d'élus et de représentants des éleveurs locaux. "On ne part pas à la chasse au loup. Mais la pression sur les élevages est telle que je crois qu'on peut s'organiser pour la faire baisser", a-t-elle déclaré à l'issue de la réunion.
La ministre a proposé une solution, qui sera examinée au cours d'un comité national "Loup" qui se tiendra fin août : la mise en place d'un "arrêté de défense automatique qu'on prendrait à l'année sur toutes les zones attaquées l'année précédente". Concrètement, les éleveurs pourraient abattre les loups dès les premières attaques, sans autre procédure, afin de défendre leurs troupeaux. Aujourd'hui, au contraire, ces tirs de défense ne sont autorisés qu'après un arrêté préfectoral, délivré dans un délai minimum de quinze jours après le constat des attaques.
LA POPULATION DE LOUPS CROÎT
Car les loups font partie des espèces protégées, à la fois par la Convention de Berne de 1979 et par la directive Habitat-faune-flore de 1992. Grâce à ces lois protectrices, le prédateur, réapparu en France en 1992 après avoir disparu dans les années 1930 du fait de la chasse et de la destruction de son habitat, a vu sa population croître progressivement.
On en dénombre aujourd'hui 190, répartis sur neuf départements, essentiellement dans les Alpes, contre seulement deux spécimens il y a vingt ans. "Les loups sont en train de recoloniser l'Hexagone, avec un taux de croissance qui tourne autour de 15 % par an. Ce phénomène est le même à l'échelle de l'Europe, grâce aux protections dont ils font l'objet et au développement des forêts", explique Eric Marboutin, responsable des études sur les loups et les lynx à l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), l'organisme qui effectue les comptages scientifiques.
Si, en France, les loups gris restent toujours classés dans la catégorie "vulnérables" de la liste rouge des espèces menacées établie par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la croissance de la population est suivie de près par l'Etat, qui autorise chaque année des tirs de prélèvement. Dans le jargon, cela signifie que des loups sont tués, loin des troupeaux d'ovins, par des chasseurs ou éleveurs titulaires d'un permis de chasse. Pour l'année 2010-2011, le nombre de loups qui peuvent être "prélevés" a été fixé à six, au maximum, à l'échelle de la France. Mais le ministère de l'écologie a annoncé mercredi que ce quota pourra être revu chaque année en fonction de la population estimée, du rythme de son accroissement et des dégâts occasionnés.
RECRUDESCENCE DES ATTAQUES
Qui dit croissance de l'espèce dit augmentation des attaques. Au 25 juillet 2011, 583 ont été recensées, provoquant la mort de 2 115 moutons, soit une augmentation d'environ 25 % des assauts et de 18 % des pertes par rapport à 2010. Près de la moitié de ces attaques (272) ont été enregistrées dans les Alpes-Maritimes et le Var, mais les Alpes-de-Haute-Provence ont payé le plus lourd tribut (431 ovins tués).
Exaspérés, les éleveurs ont alors décidé de se rassembler et de s'organiser. Née au printemps dernier, l'association Eleveurs et montagnes rassemble déjà près de un millier d'agriculteurs. "Nous allons veiller à ce que les engagements du ministère de l'écologie soient appliqués l'an prochain. Dans le cas contraire, nous organiserons des manifestations", assure Yves Derbez, son président. Dans les Pyrénées, c'est l'association Ariège ruralité, qui regroupe des exploitants agricoles, éleveurs et chasseurs, qui dénonce depuis le début de l'année les menaces entraînées par tous les grands prédateurs, au premier plan desquels figurent l'ours et le loup.
"Travailler quotidiennement sans relâche pour voir son cheptel décimé, ce n'est pas une vie. Certains éleveurs commencent à jeter l'éponge tandis que des jeunes ne veulent plus reprendre les exploitations", se désespère Yves Derbez, comme d'autres éleveurs déjà durement touchés par les crises agricoles qui se sont succédées, de la flambée des prix de la nourriture du bétail à la sécheresse qui a détruit les pâturages. "Si l'on ne relâche pas la pression, c'est la fin du pastoralisme", prédit-il.
LA BIODIVERSITÉ MENACÉE
Or, les ovins sont nécessaires à l'écosystème des régions. "S'il n'y a plus de moutons en alpage, ce sont 300 à 400 espèces végétales et animales qui disparaîtront en une dizaine d'années", estime le Centre d'études et de réalisations pastorales Alpes Méditerranée (Cerpam).
Mais, de la même façon, la disparition du loup entraînerait aussi une menace pour la biodiversité. "Il est hors de question de commencer la chasse au loup. Tout dépendra de l'encadrement prévu par les nouvelles règles d'abattage proposées par le ministère. Mais le risque est que les éleveurs puissent tuer davantage de loups que le quota de prélèvements, menaçant ainsi l'espèce, s'inquiète Jean-François Darmstaedter, secrétaire général de Ferus, association de protection des loups. Sans compter qu'en tuant un loup, l'on risque d'éliminer un individu majeur de la meute et d'augmenter les attaques."
Le loup est par ailleurs considéré comme un régulateur écologique. "En s'attaquant d'abord aux animaux malades ou plus faibles, il contribue à la bonne santé d'une espèce et peut éviter des épidémies. Il aide par ailleurs à réguler les surplus de jeunes sangliers ou cervidés, qui peuvent menacer les forêts", développe Jean-François Darmstaedter.
FAIRE COHABITER LOUPS ET BREBIS
Alors, comment faire cohabiter loups et brebis pour le bien de la biodiversité dans son ensemble ? La clé, c'est l'homme, estiment à la fois les éleveurs et les associations écologistes. "Le berger doit surveiller son troupeau chaque nuit, avec l'aide de plusieurs chiens, pour effaroucher les loups et éviter toute attaque", assure Jean-François Darmstaedter. "A moins d'être enragés, ce qui n'est plus le cas en France depuis des années, les loups n'attaquent pas l'homme", confirme Eric Marboutin, de l'ONCFS.
Preuve que cette cohabitation est possible, en Roumanie, où vivent 2 500 loups, en Espagne (2 000 spécimens) et en Italie (entre 500 et 800), les attaques de cheptel sont très rares et celles d'hommes inexistantes. "Mais il est vrai que la main-d'œuvre roumaine est davantage bon marché que la française, concède Jean-François Darmstaedter. Les troupeaux de brebis sont souvent gardés jour et nuit par dix bergers et dix chiens de protection."
"Nous ne pouvons pas travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, pour garder nos bêtes. Et embaucher coûte souvent trop cher", rétorque Yves Derbez. Pour Ferus, le gouvernement doit donc mettre la main à la poche. "L'Etat s'est engagé à assurer la réintégration des loups en France. Il doit donc soutenir, par des aides conséquentes, les bergers dans les zones à loups", livre Jean-François Darmstaedter. Pour l'exemple, des bénévoles de l'association assistent les éleveurs et gardent leur cheptel la nuit, pendant de courtes périodes.
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