mercredi 13 août 2014
Irak, Gaza, Turquie, Syrie : assistons-nous au choc des civilisations ?
Califat, élection d'Erdogan en Turquie, conflit israélo-palestinien, les crises se multiplient au Moyen-Orient. La prophétie de Samuel Huntington serait-elle en train de se réaliser ? Le décryptage de Frédéric Saint Clair, ancien conseiller de Dominique de Villepin.
Victoires fulgurantes de l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL), massacre des chrétiens d'Orient, élection triomphale d'Erdogan en Turquie, escalade meurtrière entre israéliens et palestiniens, sommes-nous finalement en train d'assister au fameux choc des civilisations que prédisait le très controversé Samuel Huntington dès 1996?
Frédéric SAINT-CLAIR: Un choc est par principe instantané. Mais que se passe-t-il avant? Et que se passe-t-il après? Est-ce que tous les évènements internationaux sont sensés participer de ce même choc? Une lecture de l'actualité internationale au travers du modèle développé par Huntington semble par trop statique. Il y a une dynamique des conflits qui lui échappe. En revanche, Samuel Huntington a mis en lumière un certain nombre de points cruciaux pour comprendre la période postérieure à la guerre froide, notamment l'émergence du culturel - et particulièrement du fait religieux - au sein des conflits, ainsi que la perte de vitesse du modèle occidental et de la notion de démocratie libérale. La vocation universaliste des droits de l'homme, le «doux commerce» qui, selon Montesquieu, était vecteur de paix, ne portent pas en eux une évidence et une force suffisantes pour être universellement acceptés. Paul Valéry, en introduction de son célèbre texte, La crise de l'esprit, écrivait: «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.» Aujourd'hui, des individus dépourvus de toute humanité instrumentalisent la religion afin de mettre un terme aux valeurs prônées par la civilisation occidentale, y compris les valeurs chrétiennes, et imposer leur barbarie. Des civilisations peuvent disparaître ainsi, dans l'horreur, la nôtre également, et l'histoire en est témoin. Nous n'en sommes pas là ; en revanche, la question de la prééminence de ces valeurs est nettement engagée.
Dans une tribune publiée par le Monde, Dominique de Villepin explique, «Ce n'est en rien un choc immémorial entre les civilisations, entre l'Islam et la chrétienté, ce n'est pas la dixième croisade (…) Non il s'agit d'un événement historique majeur et complexe, lié aux indépendances nationales, à la mondialisation et au «Printemps arabe». Tous ces évènements ne sont-ils pas, malgré tout, liés par la montée de l'Islam radicale?
Le choc n'est en effet pas immémorial, et il ne s'agit en rien d'une opposition entre l'islam et le christianisme. Il ne s'agit pas non plus d'une croisade, ou alors à l'envers, car en Irak, ce sont des musulmans qui tyrannisent les chrétiens sous prétexte d'imposer leur religion. Si Dominique de Villepin a raison de souligner la complexité de l'évènement, vous avez raison de souligner la dimension islamiste radicale qui est à sa base. Mais l'islamisme radical en tant qu'hypertrophie politico-religieuse n'explique pas tout. Pour comprendre ces évènements nous devons aller plus loin et interroger ce qui est à son fondement, ce sur quoi les intégristes s'appuient, c'est-à-dire la composante politique de l'islam. Malek Chebel écrit: «L'islam restera viscéralement attaché à une vision globale de l'existence, de sorte que la vie organique n'est jamais séparée de la vie spirituelle, ni la vie individuelle de la vie collective […] Enfin, l'islam a réponse à tout, du berceau à la tombe.» La dimension politique de l'existence collective est donc incluse intégralement dans, ou même préemptée par, la dimension religieuse qui a vocation à être totalisante. Au-delà de l'islamisme, qui est une dérive extrémiste qui doit être combattue, l'islam politique questionne déjà le modèle de la démocratie libérale occidentale. Nous le constatons sur le territoire français, où les revendications religieuses face au droit républicain se multiplient. Comment, dès lors, cette dimension pourrait-elle être absente des révolutions nationales telles que les «printemps arabes» où de nouvelles structures politiques sont en train de naître, bien souvent dans la douleur? Avec beaucoup de patience et de tolérance, nous devons poursuivre et enrichir le dialogue entre démocratie libérale et islam.
L'Oumma, revendiquée par EIIL fait passer la communauté des fidèles, avant l'attachement à la nation. Existe-t-il un risque de voir ces différentes crises se rejoindre? En quoi diffèrent-elles vraiment les unes des autres?
Nous sommes là au cœur de la question théologico-politique liée à l'islam. L'Oumma pourrait, ou devrait, être considérée comme une communauté spirituelle, et elle ne saurait être perçue autrement dans la tradition mystique, mais, la tentation de lier pouvoir spirituel et pouvoir temporel - i.e. politique - affaiblit la notion de communauté religieuse et la rend susceptible d'être substituée à la nation démocratique. Le concept d' «ecclésia» - de communauté ou d'église - a été soumis à la même tension, mais, par un cheminement long et complexe, cette tension a été apaisée en Occident. Elle demeure en revanche intacte dans les pays arabes et dans les différents types de conflits qui ont été évoqués, avec des particularités propres, et des intensités variables.
Plus qu'au triomphe de Hungtington, assiste-t-on à la défaite de Francis Fukuyama qui pronostiquait la fin de l'Histoire? Loin d'avoir conduit à une «homogénéisation croissante de toutes les sociétés humaines» la globalisation n'a-t-elle pas, au contraire, exacerbée les identités?
Le modèle de Fukuyama a cristallisé en quelque sorte toutes les illusions nées de la Révolution Française et de la «supériorité» occidentale du XIXème siècle. Il y a en effet une crise de l'identité. Celle-ci n'est pas nouvelle même si elle prend de nouvelles formes, d'où la nécessité d'éviter les modèles englobants et statiques. La globalisation a accéléré la chute du modèle occidental matérialiste. Malheureusement, les valeurs humanistes présentes à la base de ce modèle, telles que les droits de l'homme, la liberté, l'égalité, la fraternité, ont subi le même sort. La haine de l'Occident, qui grandit, amalgame toutes les composantes d'un modèle occidental multiforme fragilisé par notre incapacité à le remettre en question et à le renouveler. Il semble nécessaire de revenir aux fondamentaux de notre civilisation, et de les cultiver. Gandhi écrivait: «L'amour est la plus grande force au monde et, en même temps, la plus humble qu'on puisse imaginer.» Pour apaiser les tensions identitaires, au moins dans notre pays, c'est cela qu'il faut mettre en pratique. Notre tradition républicaine a beaucoup insisté sur la liberté et l'égalité et a oublié bien souvent la fraternité, qui, selon Pierre Leroux, était la condition de l'unité. Par exemple, les étrangers vivant sur le sol français, qu'ils soient juifs, musulmans, athées, ou autre, doivent être inclus dans cette fraternité républicaine, car c'est par là que notre attachement à nos valeurs s'exprime le mieux.
Si l'histoire a montré que la France avait eu raison de s'opposer à l'intervention américaine en Irak en 2003, face au nouveau désordre mondial créé par celle-ci ainsi que face aux effets collatéraux des printemps arabes, faut-il désormais intervenir, notamment pour protéger les chrétiens d'Orient?
Oui, il faut intervenir, car les conditions sont radicalement différentes. En 2003, Bush partait en guerre contre Sadam Hussein persuadé de trouver des têtes nucléaires enfouies dans le sol irakien, et de participer ainsi à la lutte contre le terrorisme. Aujourd'hui, nous sommes face à une oppression réelle, à des populations entières jetées le long des routes, dans des conditions terribles. Nous devons cependant rester vigilants face à la tentation guerrière. La reconstruction de la paix est l'unique objectif.
«Il faudra une génération au Moyen-Orient pour entrer dans sa propre modernité apaisée, mais d'ici là il est guetté par la tentation nihiliste, par le suicide civilisationnel. Nous sommes à la veille du moment décisif où la région basculera de l'un ou de l'autre côté.» Quel rôle les pays occidentaux pour éviter le basculement du mauvais côté?
Nous pouvons parler de «nihilisme» car c'est bien d'une négation des valeurs morales de l'Occident dont il s'agit. En revanche, la perspective d'une entrée dans une modernité apaisée à horizon d'une génération reste difficilement envisageable. C'est une société close qui se dessine dans cette région du monde, et le modèle occidental n'a que peu d'influence sur elle. Le «soft power», pour employer un terme repris par Fukuyama, est devenu quasiment inopérant. L'aide aux populations défavorisées, l'aide humanitaire que la France va superviser en Irak - et dont nous devons être satisfaits -, participe du rôle que vous évoquez et qui peut être déterminant, notamment sur le chemin parfois long qui mène à la paix.
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