TOUT EST DIT

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samedi 23 août 2014

Face à la France des sans-vergogne, la France de la ferveur

Pour Natacha Polony, deux mots résument la France d'aujourd'hui : «vergogne» et «ferveur». Si l'absence de vergogne caractérise de plus en plus une partie de l'élite, la ferveur pourrait réconcilier les Français avec eux-même. 
Nous avons tous au fond de nous quelques mots qui nous émeuvent, qui nous enchantent ou qui portent des pans entiers de notre imaginaire. Comme Colette rêvant sur ce «presbytère» dont elle faisait un petit escargot tigré, nous faisons des vocables les incarnations d'une vision du monde.Il en est deux qui représentent pour l'auteur de ces lignes comme un condensé de tous les maux et de tous les espoirs de cette société malade. Deux mots dont les sonorités, à la fois douces et surannées, habillent de poésie une réalité si sombre. «Vergogne» et «ferveur». Deux mots qui résument la France.
«Vergogne», ce mot si désuet qui ne s'emploie plus que dans une forme négative, «sans vergogne», traduit une notion plus désuète encore. «Verecundia», en latin, désigne à la fois la honte et la pudeur et traduit à peu près ce que les Grecs appelaient aidôs. Respect, honneur, crainte, honte, pudeur, tel était cet aidôs qui accompagnait chaque citoyen et dictait leur conduite aux grands hommes. La vergogne, l'aidôs, est ce sentiment qui nous retient, ce sentiment qui instille en nous l'idée que tout ne se fait pas. Parce que nous sommes des êtres humains, c'est-à-dire des animaux politiques, qui vivent en cité, en société. Et parce que les autres nous regardent. Nous portons en nous le regard des autres, qui nous oblige, et nous nous devons à nous-mêmes parce que nous nous devons aux autres. Il y a dans ce mot quelque chose de l'exclamation du père d'Albert Camus devant une scène de torture atroce: «Un homme, ça s'empêche.» Cri du cœur de l'homme du peuple qui exprime ce que George Orwell appelait la «décence commune». Le pronom, bien sûr, est réfléchi. L'homme choisit de se retenir, de «s'empêcher», et c'est là toute sa dignité d'homme.
D'où vient cette impression que nous sommes désormais dans une société sans vergogne? Une société dans laquelle les entreprises du CAC 40 peuvent verser à leurs actionnaires des dividendes de 30 % supérieurs à l'an dernier alors que l'État leur consent des baisses de charges majeures. Une société dans laquelle les présidents de la République font la une de la presse people parce qu'ils n'ont rien d'autre à raconter à la France et que leur bonheur intime est finalement aussi important pour eux que la charge immense que leur ont confiée les Français. Une société dans laquelle des hommes politiques de premier plan peuvent mentir, tricher, détourner, les yeux dans les yeux et la main sur le cœur. Une société dans laquelle chacun, à sa minuscule mesure, semble préoccupé seulement de grappiller ce qu'il peut, de revendiquer son droit et de comparer avec le voisin. Une société dans laquelle à quelque échelle que ce soit, le mot d'ordre principal est qu'il ne fut pas «culpabiliser». Ne pas culpabiliser le consommateur qui se gave de malbouffe. Ne pas culpabiliser le citoyen en lui rappelant que le monde, ce 20 août, a utilisé depuis le début de l'année les richesses que peut produire la planète pour un an sans entraver les réserves naturelles et qu'il vit désormais à crédit sur ses enfants jusqu'au 31 décembre. Ne pas culpabiliser l'élève qui ne travaille pas ou qui insulte son professeur… Pas de honte. Surtout pas. Pas de vergogne.
Mais face à cette France des sans-vergogne, il existe, partout, au hasard des initiatives et des individus, une France de la ferveur. Quel joli mot que la «ferveur»! Comme une rencontre amoureuse entre la foi et l'ardeur. La ferveur est la chaleur de celui qui croit. Et nulle nécessité du religieux. La ferveur est un enthousiasme, un feu sacré, nous dit l'étymologie de ce mot, mais tout entier tourné vers les autres. Car la ferveur est don. Elle est le don que l'on fait de soi dans chaque action. «Invente un empire où simplement tout soit fervent», écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans son dernier ouvrage. Et c'est ce que font aujourd'hui tous ceux qui œuvrent quotidiennement, selon une vocation ou bien armés de leur seule conscience du devoir, ceux qui tentent de bien faire et qui se donnent à cette tâche. Ouvrier, médecin, professeur, entrepreneur, militant associatif, artisan, bénévole, ingénieur, infirmier, paysan ou seulement citoyen qui croit encore à ce qu'il lit sur le fronton 
des mairies.
Vergogne et ferveur, tel serait le programme de quiconque voudrait réconcilier les Français avec eux-mêmes, avec leur classe politique, avec leurs élites et avec l'avenir. Vergogne face à l'indécence d'une société qui croit que les vices privés peuvent un jour faire les vertus publiques, et ferveur pour rassembler des Français qui n'attendent qu'une étincelle - événement sportif dérisoire, action plus essentielle parfois, projet politique peut-être - pour communier autour d'une même flamme. Vergogne, qui est l'autre nom de la dignité, et ferveur, comme une réponse aux cyniques et aux blasés. La langue française est décidément belle, de nourrir nos espoirs avec de si beaux mots.

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