TOUT EST DIT

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dimanche 26 août 2012

Réhabiliter Auguste Comte

Les éditions Hermann ressuscitent un penseur majeur du XIXe, injustement discrédité, dont l’influence souterraine se fait sentir aussi bien chez Michel Serres que Régis Debray.
La republication de six des leçons de philosophie positive d’Auguste Comte (1798-1857) par les éditions Hermann conduit à une prise de conscience : l’oubli dans lequel est tombé le père du positivisme. Il y a quelques décennies encore, Comte était une référence. On ne manquait pas de s’appuyer sur ses oeuvres pour penser. Son nom et ses idées émaillaient aussi bien les copies des élèves de classe de philosophie que les articles de journalistes et les discours de politiciens. Même réduite à quelques formules, sa pensée restait familière à tous. Auguste Comte n’est plus aujourd’hui qu’un nom de rue. Comme une plaque sur une tombe.

Pourtant, l’ascendant de Comte fut, pendant un siècle, immense. Aussi bien dans les sciences, dans la philosophie que dans la politique. La devise inscrite sur le drapeau du Brésil – “Ordre et progrès” – est un hommage explicite au philosophe français. La physiologie et la méthode de Claude Bernard – précisément la médecine expérimentale – , la lexicologie d’Émile Littré, la littérature de Jules Verne sortent directement de la pensée de Comte. Les œuvres d’Émile Durkheim, de John Stuart Mill, d’Alain et de Charles Maurras sont profondément marquées par ce penseur. Qu’est-ce qui lui valut cette gloire ?
Entre 1820 et 1850, Comte est le premier à proposer un système d’explication globale du monde appuyé sur le développement des sciences. Du plus petit détail jusqu’aux plus grandes réalités, la cohérence cosmique s’avère parfaite. La célèbre loi des trois états – théologique, métaphysique puis positif – passe pour la clé ouvrant à la compréhension de cette cohérence. L’existence individuelle résume celle de l’humanité : « Chacun de nous ne se souvient-il pas qu’il a été successivement, quant à ses notions importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et physicien dans sa virilité ? »
L’indice de cette virilité, commun à toutes les connaissances lorsqu’elles parviennent à leur plein épanouissement, se reconnaît à la substitution du savoir par les lois au savoir par les causes. La science cherche à découvrir des lois, non plus des causes.
La philosophie positive est le concentré de l’ensemble des connaissances concernant les différents ordres des phénomènes naturels. Pour l’achever, il faut l’étendre aux phénomènes sociaux, constituer une « physique sociale ». Fonder la sociologie – science dont la paternité est imputée à Comte – constitue l’un des objets des leçons rééditées par Hermann. La sociologie, dont l’humanité est l’objet propre, couronne le savoir en tant que science finale. Comte édifie cette sociologie comme inséparable d’une politique – la “politique positive” dont Maurras s’inspirera. Pourtant, en dépit de Durkheim, les sociologues, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, occulteront leur ancêtre. Ce dernier – qui fit l’éloge de la dictature – est devenu une sorte de père maudit, infréquentable, dont il faut occulter le souvenir. “Ordre et progrès”, voilà une maxime insupportable aux sociologues contemporains !
Il a souffert d’être assimilé au scientisme
Pourquoi tant de haine ? Marx fit de Comte le paradigme de la bêtise. Flaubert représenta en Monsieur Homais le comtisme incarné. On habilla ce marginal, cet esprit libre, ce visionnaire de haut vol, cet érudit infini en théoricien de l’ordre bourgeois et en idéal type du petit-bourgeois. On lui imputa le scientisme – cette religion naïve de la science – qui embruma les âmes cent ans durant. Un jour vint où le climat intellectuel du XIXe siècle fut condamné. Auguste Comte, qui passait pour son représentant le plus éminent, fut condamné avec lui.
Cependant l’oeuvre de Comte continue d’exercer une influence secrète, de catacombes, sur quelques penseurs contemporains.
Michel Serres écrivit toute la série des Hermès – quelques formidables livres de philosophie des sciences – dans la foulée de la pensée comtienne. Il arrive à Régis Debray de citer Auguste Comte. D’une part parce que la médiologie n’est pas étrangère à la façon comtienne de voir l’histoire de la connaissance. D’autre part parce qu’on retrouve chez Debray le grand concept comtien : le pouvoir spirituel.
Voyons-y aussi la preuve qu’au-delà de l’oubli, le grain semé par Comte n’est pas mort autant que la raison suffisante pour se plonger aujourd’hui dans la lecture de ces fascinantes leçons.
Cours de Philosophie positive, d’Auguste Comte, Hermann, 480 pages, 48 €.

1 commentaires:

Emmanuel Lazinier a dit…

Je pense comme vous qu'il est urgent de réhabiliter Auguste Comte. Mais l'idée qu'il ait pu avoir "pendant un siècle" un "ascendant" "immense" me parait tout à fait trompeuse !

Dès que j'ai commencé à lire Comte, j'ai été stupéfait de découvrir que sa pensée n'avait à peu près rien à voir avec ce qu'on en dit communément. J'ai pu constater ensuite, en fréquentant assidument les libraires spécialisés dans le livre ancien, que ses oeuvres avaient connu une diffusion quasi nulle. ("C'est introuvable... et c'est invendable !" me résumait un jour, avec l'humour qui le caractérise, le libraire-expert Maurice Siegelbaum.)

Ce qui est certain, c'est que, de son vivant, Comte n'était rien. Une anecdote que j'ai découverte tout récemment l'éclaire crûment : à la mort de Comte, l'administration impériale a envisagé de racheter le stock de ses ouvrages... pour le détruire ! -- tout en se disant que ce n'était peut-être pas nécessaire, car "les œuvres d’Auguste Comte portent leur remède avec eux-mêmes", étant "d’une lourdeur de style et de pensée à détourner l’attention des masses" !

En fait, il est probable que Comte serait resté totalement inconnu s'il n'avait pas suscité, temporairement, l'admiration de deux figures intellectuelles majeures de son temps : J S Mill en Angleterre et Émile Littré en France. Le malheur est que l'un et l'autre ont fini par le renier en l'accusant, le premier, d'être devenu un penseur totalitaire, et le second, d'avoir purement et simplement sombré dans la folie !

Ces deux personnages -- en accréditant l'idée que tout ce que Comte avait pu dire d'intelligent se retrouvait dans leurs propres ouvrages et que le reste était à jeter à la poubelle -- ont ainsi rendu le nom de Comte célèbre tout en dissuadant efficacement de le lire !

Je renvoie ceux qui voudraient se faire un opinion sur l'influence réelle exercée par Comte à l'étude de Walter Michael Simon, European positivism in the nineteenth century: an essay in intellectual history, Kennikat Press, 1972. Simon a passé systématiquement en revue la littérature de la fin du XIXe siècle pour arriver à la conclusion que l'influence directe de Comte avait été négligeable. Pour un inventaire des rares individus qui ont été directement influencés on pourra se reporter à mes pages Web sur Les Disciples et Admirateurs d'Auguste Comte.

Au XXe siècle, après la disparition progressive des disciples de filiation directe, Comte serait probablement retombé chez nous dans un oubli total (comme c'est le cas dans les pays de langue anglaise) s'il n'y avait pas eu Alain qui, assez tardivement, a découvert "les dix volumes" de Comte et n'a plus cessé de les louer. Mais son influence n'a pas été assez forte pour que Comte soit réédité, et donc lu !

Quant à l'épisode Maurras, il illustre à mes yeux tout le contraire d'une ascendance de Comte : il prouve qu'au tournant des XIXe et XXe siècles sa doctrine était suffisamment méconnue pour pouvoir se prêter à un détournement véritablement effarant.

(Rappelons au passage que Comte n'a pas fait "l’éloge de la dictature", mais celui de la "dictature républicaine" dans le sens particulier qu'il donnait à ce terme.)