Certes, nous ne sommes pas en 1981, avec ses départs précipités, au lendemain du 10 mai, de Français fortunés glacés par la perspective d'un gouvernement "socialo-communiste". Le mur de Berlin est tombé. Le Parti communiste ne fait plus peur à personne. L'alternance a été apprivoisée.
Mais la tentation de l'exil est là et les expatriations fiscales se multiplient en vue de l'élection présidentielle. "Je vais demander à mon agent immobilier d'estimer la valeur de mes appartements et de mes vignobles en France, explique un chef d'entreprise français d'origine libanaise, spécialisé dans l'industrie de produits chimiques. Et j'attendrai le 22 avril de voir comment se passent les choses. Si elles sont défavorables à mes intérêts, je lui demanderai de tout liquider et j'irai m'installer aux Etats-Unis, où l'on respecte les personnes et les revenus des gens qui travaillent."La décision officielle de supprimer le bouclier fiscal, prise par Nicolas Sarkozy le 12 avril 2011 pour satisfaire sa majorité parlementaire, a fait l'effet d'une douche froide sur les plus riches de nos compatriotes. Il y a eu un accroissement et une accélération "considérable" des demandes de délocalisations à partir du moment où, au début de l'année, le revirement présidentiel est devenu plausible, assurent des avocats parisiens dans un rapport confidentiel sur l'expatriation fiscale, qui date du mois de mars 2011.
"UN REGAIN D'INTÉRÊT"
Depuis lors, ce courant ne faiblit pas. Le budget 2012 et les plans Fillon dits d'équilibre des finances publiques du 24 août et du 7 novembre 2011 n'ont pas rassuré. Ils prévoient des rafales de hausses d'impôts : la contribution sur les hauts revenus, l'augmentation des prélèvements sociaux sur les revenus du capital, l'alourdissement des droits de succession ou de la fiscalité sur les dividendes et les intérêts…
Stéphane Jacquin, directeur de l'ingénierie patrimoniale de Lazard Frères Gestion, constate "un regain d'intérêt" de ses clients pour une éventuelle délocalisation "depuis la réforme de la fiscalité du patrimoine à l'été 2011 et, dernièrement, à l'approche des échéances électorales". "Certains préparent leur départ. Ce sont aussi bien des gens qui ont récemment vendu leur entreprise que des détenteurs d'un patrimoine d'origine familiale que l'on appelle le 'old money'. On voit même des personnes ayant un patrimoine inférieur au seuil de la dernière tranche de l'ancien barème de l'ISF [impôt de solidarité sur la fortune], soit 16 millions d'euros, envisager de se délocaliser", analyse-t-il.
Son témoignage est corroboré par celui d'Eric Vincent, de l'agence Paris-Rive gauche-Emile Garcin. "Nous avons des clients qui réfléchissent sérieusement à leur déménagement en prévision des élections. Ils nous demandent d'estimer leurs biens en France et, dans la conversation, on comprend que c'est parce qu'ils réfléchissent à une expatriation. Ce sont des gens de catégorie sociale assez élevée qui ont des postes ou des fonctions très importantes dans des conseils d'administration ou des entreprises", raconte cet agent immobilier.
La possibilité d'une victoire à la présidentielle du candidat socialiste, dont le projet de réforme fiscale cible les grandes entreprises et les plus fortunés, n'arrange pas leurs affaires. Thierry Chomel de Varagnes, directeur associé de l'agence Paris-Rive gauche de Barnes, est catégorique : "J'ai des clients qui m'ont dit clairement que s'il était élu, ils reverraient leur organisation patrimoniale et quitteraient la France."
LES ACTIFS AUSSI S'INTERROGENT
François Hollande a prévu de revenir dans une large mesure sur l'allégement de l'ISF consenti par Nicolas Sarkozy en contrepartie de la suppression du bouclier fiscal. Il veut supprimer le prélèvement forfaitaire libératoire sur les dividendes et les intérêts et taxer ceux-ci comme les revenus du travail. Il ne reviendra pas sur la contribution sur les hauts revenus décidée par le chef de l'Etat et portera même à 46 % (contre 45 % actuellement) la tranche marginale d'imposition pour les plus hauts revenus (à partir de 500 000 euros par part). "Avec de telles propositions, l'ensemble des revenus financiers d'un patrimoine rapportant 5 % par an sera absorbé par les impôts. Il sera donc difficile de maintenir son patrimoine et de le protéger contre l'inflation", analyse Stéphane Jacquin.
Les détenteurs de patrimoines familiaux ne sont pas les seuls concernés. Les actifs aussi s'interrogent. Dans un rapport de 2008 sur l'ISF, Philippe Marini, sénateur UMP de l'Oise, avait souligné que le cap des deux délocalisations fiscales par jour avait été largement franchi en 2006 (843 en 2006, contre 666 en 2005). Le rapporteur général de la commission des finances du palais du Luxembourg avait constaté que la moyenne d'âge des redevables à l'ISF délocalisés était de 54 ans (contre 66 ans en moyenne pour les redevables à l'ISF). Les contribuables qui se délocalisent, analysait-il alors, sont des entrepreneurs, qui disposent à la fois de capitaux et d'expérience, plutôt que des retraités.
Ce constat est partagé par les auteurs du rapport sur l'expatriation fiscale de mars 2011. Ceux-ci ont observé un rajeunissement des "exilés fiscaux" et une diminution significative de la taille de leur patrimoine. Ils expliquent cette évolution par le souci de ces actifs, souvent propriétaires-dirigeants et managers d'entreprises, d'échapper à la taxation des plus-values de cession de participations. "Un chef d'entreprise qui vend son affaire peut accepter d'acquitter l'ISF parce qu'il cesse d'être exonéré sur ses biens professionnels. Mais il ne supporte pas de laisser un tiers de sa plus-value au fisc", témoigne, sous couvert d'anonymat, un avocat fiscaliste renommé.
VERS LA BELGIQUE, LA SUISSE ET LE ROYAUME-UNI
Les destinations les plus fréquentes des candidats au départ sont la Belgique, la Suisse et le Royaume-Uni. Ces trois pays présentent l'avantage d'être proches de la France et bien plus attractifs sur le plan fiscal. Hélène Van de Velde est responsable de l'agence Emile Garcin de Bruxelles. "Depuis le début de cette année, témoigne-t-elle, nous avons de plus en plus de demandes de renseignements de clients qui cherchent à savoir quels sont les prix, quels sont les bons quartiers."
En Belgique, il n'y a ni ISF, ni taxe sur les revenus locatifs, ni plus-values sur les actifs financiers. La taxation des dividendes et intérêts est nettement moins élevée qu'en France, tout comme l'imposition des successions. "Ici, on est très taxé sur le travail et moins sur la fortune, poursuit-elle. Beaucoup de Français viennent s'installer en Belgique tout en travaillant en France car une heure vingt de TGV entre Bruxelles et Paris, c'est parfois moins long qu'un trajet embouteillé entre Neuilly et Paris."
Mais le paradis des plus fortunés restent sans conteste le Royaume-Uni et la Suisse. Outre-Manche, le régime fiscal dit des résidents non domiciliés permet à tout non-Britannique s'installant au Royaume-Uni de n'être imposable que sur les revenus dégagés ou transférés dans ce pays. "Les gens s'installent à Londres et mettent leur patrimoine au Luxembourg ou en Suisse. Ils échappent ainsi à toute l'imposition sur les revenus ou les plus-values", explique Stéphane Jacquin.
S'installer en Suisse peut prendre du temps. Mais le jeu en vaut la chandelle ! Il faut préalablement demander un permis d'établissement, l'équivalent d'un visa à durée limitée auprès de la commune d'arrivée – sachant que les vingt-six cantons ont tous leurs propres règles, leur police, leur justice et leur fiscalité –, avant d'aller négocier son forfait fiscal.
C'est-à-dire le montant annuel de l'impôt à verser. Cette spécialité helvétique permet aux riches étrangers d'être imposés selon leur train de vie (frais de logement, d'habillement, dépenses en cures ou vacances, frais d'entretien de yacht, avions privés et limousines,etc.) et non en fonction de leurs revenus et de leur fortune.
L'ANNÉE 2012 S'ANNONCE EXCEPTIONNELLE
Et le montant du forfait peut aussi dépendre de la volonté de l'expatrié de financer une place publique ou une école, par exemple. Les cantons de Genève, de Vaud et du Valais sont devenus champions en la matière, alors qu'à Zurich ce système, jugé trop injuste, a été aboli par un référendum cantonal.
Quelque 5 500 personnes en ont bénéficié en 2010, dont 2 000 Français selon les estimations, rapportant à la Suisse 668 millions de francs (553,9 millions d'euros). Dans sa liste des "300 plus riches" pour 2011, le journal Bilan a recensé 43 exilés français, dont deux nouveaux arrivants, qui disposent d'un patrimoine supérieur à 100 millions de francs.
L'avocat vaudois Philippe Kenel, star en la matière, avoue avoir aidé une trentaine de Français à passer la frontière en 2011. L'année 2012 s'annonce exceptionnelle. Pour le seul mois de janvier, il a monté le dossier de dix personnes, des Français dont la fortune dépasse les 10 millions d'euros, et qui "comprennent bien que l'Etat français a besoin d'argent, et qu'on ne les laissera pas tranquilles, quel que soit le vainqueur à l'élection présidentielle".
A Genève et ailleurs, le business de la délocalisation, également porté par les craintes suscitées par la crise de la zone euro, se porte à merveille. Comme Me Kenel, des bataillons d'avocats, de conseillers fiscaux et de banquiers s'activent depuis quelques mois pour satisfaire les interrogations et les besoins de Français fortunés qui veulent sauter le pas avant la présidentielle.
"Beaucoup n'ont pas encore pris la décision finale, mais ils ont déjà sur leur table de nuit le dossier constitué", témoigne le responsable d'un family office (gestionnaire de patrimoine familial) qui compte parmi ses clients de très riches industriels. "Nous nous préparons à leur arrivée, car les vaches à lait maltraitées finiront par aller brouter chez nous", ajoute-t-il, avouant que certains de ses collègues se frottent les mains et vont même jusqu'à souhaiter la victoire à l'élection présidentielle du socialiste François Hollande.
Claire Guélaud et Cécile Prudhomme avec Agathe Duparc (à Genève)
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