TOUT EST DIT

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mardi 10 janvier 2012

"La création se déplace inéluctablement en dehors des Etats-Unis"

Observateur avisé des nouvelles technologies de l'information, Francis Pisani livre les tendances du secteur. Au coeur de ses réflexions, la "mobiquité" et le déplacement de l'innovation vers l'Afrique.

Comment voyez-vous le futur des nouvelles technologies de l'information ?
Trois grandes tendances se dessinent pour les quatre à cinq ans qui viennent. Il y a d'abord l'hyperconnectivité. Les gens et les objets sont de plus en plus connectés. Via les réseaux sociaux bien sûr (800 millions de personnes sur Facebook !) et le déploiement accéléré des téléphones mobiles, presque 6 milliards aujourd'hui. Les objets aussi sont connectés. Ils sont de plus en plus équipés de puces qui contiennent des identifiants et des données qui alimentent la couche informationnelle. La technologie RFID ["radio frequency identification" ou radio-identification, Ndlr] permet d'identifier et de suivre ces objets tout au long de leur parcours.
Il y a ensuite ce que j'appelle le "tsunami des données". L'hyperconnectivité que je viens de décrire contribue à une production massive d'informations. Les réseaux sociaux sont des foyers de production de données importants. Puis il y a les capteurs qui fournissent les informations issues des objets connectés. Nous avons aujourd'hui accès à des milliards de "datas" concernant le moindre aspect de la vie. Et nous disposons d'outils pour traiter ces données. C'est essentiel pour analyser les phénomènes contemporains et prendre des décisions. Par exemple, une enquête est actuellement en cours sur les délocalisations américaines en Chine ; elle est réalisée à partir du brassage de milliards de données de ces deux pays et donne une vision plus précise et plus nuancée que celle que nous avions jusqu'à présent. On constate parallèlement le développement de l'infographie, qui aide à visualiser ces masses de données, et de ce qu'on appelle le "journalisme de données" qui doit nous les rendre plus compréhensibles.
Les États-Unis ont d'ailleurs avancé très vite dans le traitement des données juste après le traumatisme du 11 Septembre. Ils ont investi beaucoup d'argent dans le domaine du "data mining", par exemple à partir d'In-Q-Tel, un fonds de capital-investissement, qui finance les entreprises et les nouvelles technologies dans les domaines qui intéressent la CIA.
La troisième tendance est celle de la "mobiquité", une notion qui combine l'idée de mobilité et d'ubiquité. Sans l'infrastructure, omniprésente sur une grande partie du monde, nous ne pourrions pas être connectés aux informations et aux gens quand nous nous déplaçons. La seule notion de mobilité ne rend donc pas complètement compte de ce qui est en jeu. Avec un mobile, on n'emporte pas simplement avec soi un outil de communication, mais tout son contexte, son univers personnel. Cela entraîne chez l'individu un bouleversement important de l'espace-temps, de ce que le théoricien russe du roman, Mikhaïl Bakthine, appelait le "chronotope". Tout récit, toute vie, s'insère dans une telle matrice. Or, nous connaissons un nouveau chronotope partiellement défini par cet écrasement du temps et des distances. Il altère la perception du monde par les individus ainsi que leurs relations aux groupes, à l'information, aux contextes. Ces notions évoluent et les technologies ne cessent d'avancer. La géolocalisation, par exemple, permet de savoir où chacun se trouve et à quel moment. Les applications et les opportunités sont innombrables dans ce secteur. Notons que la mobiquité n'est pas étrangère à une évolution de la consommation culturelle. On ne cherche plus à posséder livres ou CD, à les emporter avec soi, mais à accéder aux textes ou aux morceaux de musique, où que l'on soit.
Entre la mobiquité et l'hyperconnexion, c'est la consécration du "big brother" de George Orwell ?
Le citoyen doit veiller à garder la maîtrise des données. Et de leur utilisation. Par exemple, il se développe des applications de "geofencing", qui déclenchent un envoi automatique d'information lorsqu'on entre dans un périmètre géographique. Il faut que nous puissions refuser.
Il y a des risques, bien sûr, mais je préfère voir dans la pénétration accrue des technologies de l'information et de la communication (TIC) l'ouverture de nouveaux espaces de lutte. Il faut lutter contre la concentration excessive, par exemple, contre l'abus de surveillance, pour l'accès aux données publiques, ce qu'on appelle l'"open data". En ouvrant la porte sur les secrets diplomatiques, Wikileaks nous a servis. Il faut maintenant institutionnaliser, en tout cas partiellement, le processus. Il faut se battre pour l'accès, le contrôle et la récupération des données. C'est un des nouveaux devoirs du citoyen.
N'oublions pas que les mouvements de contestation de "big brother" et des systèmes autoritaires de toutes sortes utilisent massivement les nouvelles technologies de l'information pour agir au niveau local et développer de nouvelles formes de démocratie. Dans ce domaine, nous avons beaucoup à apprendre de ce qui se passe en Espagne où les "indignés" - de même que les différents "occupy" - recherchent l'autonomie et déploient leurs propres réseaux sociaux.
Le Net semble aujourd'hui dominé par quelques grands acteurs américains...
Bien sûr, Apple, Google, Amazon... sans oublier Microsoft qui a lancé des choses intéressantes, récemment comme Kinect et son Windows Mobile. Mais cette concentration n'est pas le problème le plus grave. Je crains la progression des "jardins entourés de murs", ces zones du Net fermées sous le contrôle d'une entreprise, comme Apple, ou la volonté de centralisation de Facebook.
Mais le monde s'ouvre. C'est pour mieux le comprendre que j'ai lancé Winch5 (Winch5.blog. lemonde.fr), un projet d'enquêtes sur le terrain et de veille sur les acteurs du changement qui utilisent les nouvelles technologies aux cinq coins du monde. Force est de constater qu'il y a un déplacement inéluctable de la création en dehors des États-Unis. La Silicon Valley s'essouffle. Il y a plus d'internautes en Chine qu'aux États-Unis aujourd'hui. Et rappelons que 600.000 ingénieurs sortent des universités chinoises chaque année... On voit émerger des acteurs chinois très importants comme QQ, un géant qui combine messagerie instantanée, réseau social et jeu social et qui réunit... 700 millions d'utilisateurs actifs ! Mais surtout, il faut regarder au-delà des pays émergents. En Afrique subsaharienne, on voit naître beaucoup d'innovations dans le secteur des technologies de l'information. Par exemple, M-Pesa ["pesa" veut dire argent en swahili, Ndlr], développé au Kenya, est le premier service de transfert d'argent sur mobile. En Afrique, où j'étais récemment, geeks, entrepreneurs et activistes ne cessent de se croiser et d'échanger. Ils ont en commun la volonté de "changer le monde" alors que les entrepreneurs de la Silicon Valley s'assèchent parce qu'ils ne s'intéressent plus qu'à l'argent.

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