Le dramaturge George Bernard Shaw voyait dans la monarchie une "hallucination universelle" des peuples qui ne tarderait pas à disparaître. H. G. Wells, romancier progressiste, estimait que la monarchie avait autant de chances de survie que "le Lama du Tibet a de chances de devenir l’empereur de la Terre".
Ces prédictions paraissaient parfaitement raisonnables. A l’aube du XXe siècle, les vieilles monarchies d’Europe étaient féodales, absurdes et totalement coupées de l’esprit démocratique de leur époque. En outre, la suite des événements n’allait pas tarder à confirmer la clairvoyance de ces détracteurs de la monarchie. Quelques années après le couronnement de George V, une bonne partie des grandes dynasties furent balayées. Trois ans plus tard, l’archiduc François-Ferdinand, héritier présomptif de la couronne d’Autriche, était assassiné avec sa femme Sophie à Sarajevo. Le cousin de George V, le Kaiser Guillaume II, fut contraint de s’exiler à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En Russie, les Romanov furent massacrés.
Une institution qui paraît anachronique
Cependant, la famille royale britannique a survécu au carnage. Il y a certes eu des moments délicats, notamment la crise de l’abdication en 1936 et les convulsions populaires qui ont suivi la mort de Diana, la princesse de Galles, en 1997. Mais la monarchie s’en est sortie — et elle a rarement paru aussi forte que cette semaine, à l’approche du mariage du prince William et de Catherine Middleton. Alors comment expliquer la survie d’une institution qui paraît à première vue si anachronique ? La question mérite d’être posée.Tout d’abord, cette survie est le fruit d’un pragmatisme hautement intelligent. La sagesse populaire tient les Windsor pour des idiots. En fait, ils ont toujours eu un sens très sûr de l’adaptation. Les monarques britanniques modernes ont accepté des compromis: la Reine, cédant aux pressions, a accepté de payer l’impôt sur le revenu à partir de 1993; la semaine dernière, elle a donné son accord à une modification des lois de succession dans le sens d’une plus grande parité (même si une mesure visant à autoriser des catholiques à épouser des membres de la famille royale a été abandonnée, l’Eglise d’Angleterre ayant soulevé des objections).
Toutefois, ces tactiques politiques, si astucieuses soient-elles, ne suffisent pas à expliquer la profonde affection des Britanniques pour la monarchie. Nous sommes un pays attaché au cérémonial, aux coutumes, aux traditions. Nous sommes profondément conscients de notre passé tantôt glorieux, tantôt tragique, parfois honteux. La monarchie est l’expression nationale de notre vénération commune de l’expérience.
L'affection pour la reine enracinée dans l'inconscient collectif
Mais la relation entre la reine et ses sujets va plus loin encore. Car la monarchie ne nous définit pas seulement comme nation, elle nous définit comme individus. Notre respect et notre affection pour la reine s’enracinent dans notre inconscient collectif.C’est irrationnel, c’est sentimental, c’est absurde. Et parfois complètement dingue. Et pourtant, la monarchie fonctionne: elle humanise un Etat qui sans elle pourrait sembler distant et impersonnel. Les gens qui ont beaucoup de mal à se sentir concernés par un loi du parlement, une directive de Bruxelles, un law lord [juge siégeant à la Chambre des Lords] ou un secrétaire permanent [chargé de la bonne marche d’un ministère], tous rouages essentiels de l’Etat, voient très bien quel est le rôle de la famille royale. Nous partageons leurs tragédies, leurs joies et leurs drames familiaux.
Seul un groupe se sent exclu : les intellectuels. Qu’ils soient de gauche ou de droite, ceux-ci ont toujours méprisé l’institution monarchique. Comment pourrait-elle cadrer avec leurs projets grandioses et abstraits de transformation de la société? Tony Benn, le républicain le plus distingué de Grande-Bretagne, se plaît à demander si nous accorderions notre confiance à un pilote de ligne ou à un médecin héréditaires. Il n’y a pas de réponse à cette question. L’institution est illogique.
Mais pour autant, cela ne signifie pas que la monarchie n’ait aucune utilité. Bien au contraire: elle occupe un espace public qui autrement serait capté par les partis politiques. Si le chef d’Etat n’était pas la reine, ce serait une Thatcher ou un Blair, qui l’un comme l’autre diviseraient le pays.
La présence de la famille royale au cœur des affaires nationales est l’une des principales raisons de l’extraordinaire stabilité politique de la Grande-Bretagne depuis deux cents ans. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’écrivain socialiste George Orwell a reconnu cet état de fait, observant que la présence de la famille royale avait contribué à sauver la Grande-Bretagne du fascisme pendant la crise des années 30.
La presse anglaise se moque de la famille royale
Les intellectuels de gauche (et d’extrême droite) ne veulent pas entendre ces vérités élémentaires. C’est pourquoi, ces dernières semaines, à l’approche du mariage princier, une partie de la presse — The Guardian et The Independent en tête — a multiplié les insultes et les moqueries à l’encontre de la famille royale.Dans le lot, il y a beaucoup de propos choquants que nous ne nous abaisserons pas à répéter. D’autres étaient d’une suffisance ridicule — je pense en particulier à un article déplaisant, plein de mépris et d’invectives, où Joan Smith de The Independent se plaint amèrement qu’un jour "alors que je venais de lui dire un simple ‘bonjour’ sans lui faire la révérence, la reine a fait comme si elle ne me voyait pas".
Mais certains articles sont carrément sinistres. The Guardian a présenté un projet de cours sur la monarchie à l’intention des enseignants, qui comporte des slides [diapositives] PowerPoint, à utiliser en classe en prévision du grand jour. Il s’agit d’une propagande anti-royaliste éhontée, et l’auteur déclare son objectif sans vergogne : "La présentation PowerPoint donne aux élèves le vocabulaire et l’information, tous les éléments dont ils ont besoin pour se faire leur propre idée sur la question et se préparer au défi final : faut-il abolir la monarchie?"
Le mariage de cette semaine sera un grand jour : le prince William et Catherine Middleton laissent présager une ère nouvelle, plus détendue, pour la famille royale. Mais si la bienveillance nationale a de quoi réjouir, le couple princier ne doit pas pécher par excès de confiance. Ses ennemis les plus intelligents ont compris que la cause républicaine restait sans espoir tant que la reine était en vie. Mais quand elle se sera éteinte, ils vont revenir à la charge. La famille royale va alors devoir puiser dans toutes ses réserves de pragmatisme et de sagesse tranquille si elle veut traverser le XXIe siècle.
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