« Que vaut dans une démocratie la liberté d’aller et de venir quand cette liberté peut, à tout moment, se traduire par l’assassinat d’un membre de votre famille, de vos enfants, de vous-même, parce que vous prenez le métro, l’autobus, ou que vous vous rendez dans un grand magasin ? Que représente la liberté d’aller et de venir si nous vivons dans un monde de danger immédiat très difficilement contrôlable par le Gouvernement ? »
dimanche 21 septembre 2014
Les libertés d’expression et de mouvements sabotées par un anti-terrorisme fort commode
Qu’on soit en régime ultra-néo-libéral de droite fasciste sous Sarkozy, ou en régime turbo-libéral de gauche sous Hollande, il ne fait pas bon être un vilain terroriste, notamment islamiste, notamment sur le départ pour aller faire le djihad. Et une chose est certaine : entre les conférences de presse d’un président de plus en plus accessoire et le retour éventuel d’un ex-président tout aussi dispensable, l’esprit des Français est suffisamment occupé pour ne pas l’encombrer de considérations complexes sur sa liberté d’aller et venir, d’expression ou d’opinion politique ou religieuse.
En plus, ça tombe bien, les autorités compétentes, investies de l’onction républicaine, ont largement décidé à leur place, et leur conclusion est sans appel : les Français n’ont que faire de leurs libertés, et sont bien plus intéressés par une sécurité ouatée que le monde d’aujourd’hui a bien du mal à leur fournir. Heureusement, nos élus travaillent (discrètement) à résoudre ce problème. Et c’est ainsi, un peu après le raout médiatique bidon sur le « vote de confiance » (au suspens ridiculement monté en épingle par des médias affamés d’audience) que nos fiers représentants ont courageusement décidé d’amputer une nouvelle fois un bon morceau de liberté qui vivotait encore, en approuvant, mardi 16 septembre, l’interdiction administrative de sortie du territoire visant à empêcher le départ de candidats au djihad, par exemple en Syrie et en Irak.
Dans le texte voté, il s’agira donc d’empêcher de quitter le territoire un ressortissant français (donc, un citoyen a priori complet, avec a priori des droits civiques, et a priori innocent tant qu’il n’a pas été prouvé coupable) « dès lors qu’il existe des raisons sérieuses de croire qu’il projette des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ou sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes et dans des conditions susceptibles de le conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire », ce qui a le mérite de peindre une cible potentielle assez précise tout en restant en pratique juridique assez vague pour ratisser très large.
En effet, à ce point de la lecture, le citoyen français, largement travaillé au corps ces dernières années par le lourd travail « explicatif » des médias, imagine très bien de quoi et de qui il est question dans ce texte. Pour tous, c’est évident, cette nouvelle loi joyeuse et sécurisante permettra d’attraper le jeune, un peu trop barbu, la tête un peu trop farcie de cet opium du peuple officiellement réprouvé par l’Éducation Nationale, qui aurait des velléités d’apprentissage en alternance comme fabricant d’engins explosifs improvisés, combattant/chair à canon, voire, pire que tout, terroriste à visée médiatique sur le retour. En revanche, aucun n’envisage qu’une interdiction de sortie du territoire puisse être prononcée à l’encontre de la bande de jeunes qui voudront partir quelques jours en vacances en Turquie, en Tunisie, au Maroc ou en Algérie. Pourtant, sur le papier, à peu près rien ne l’empêchera. Il suffira de rassembler quelques éléments permettant d’engluer le ou les individus en question dans le concept lui aussi volontairement flou « d’entreprise terroriste individuelle » pour lui faire tomber dessus ce que la puissance publique a de plus spécifique : le monopole de la force, dans la gueule et avec mise au frais sans procès.
Au passage, on s’interrogera sur la pertinence réelle d’une loi qui empêche les gens desortir du pays, alors que pour réellement protéger les citoyens, il aurait surtout été nettement plus efficace d’empêcher certains de rentrer… À moins bien sûr de se rappeler que le mur de Berlin ou le Rideau de Fer n’ont jamais été construits pour empêcher les capitalistes de l’Ouest de fuir leur enfer et se réfugier en RDA ou en URSS, ce qui éclaire ce genre de nouvelles dispositions légales d’un jour nouveau, surtout si l’on vise à plus long terme.
À cette disposition parfaitement liberticide, et qui est passée grâce au vote tant des aigrefins de droite que des escrocs de gauche (ne l’oubliez pas : ils sont pour la plupart des sociopathes), s’ajoute une batterie d’articles tout à fait dans l’air du temps destinés à jeter, pieds et poings liés, aux pieds de la Justice Française tout Internet et sa clique de méchants sites pédophiles, nazis, fascistes, prônant le terrorisme et la torture de chatons.
Il était temps : malgré le travail acharné du Législateur, malgré les lois LOPPSI, malgré les Hautes Autorités et institutions diverses d’espionnage de sécurisation du Réseau des réseaux, malgré la volonté des différents ministres de nous faire tous passer au travers de pare-feu OpenOffice ou autres, malgré la traque permanente des pédonazis qui pullulent sur les interwebs, il y a encore des sites, vaguement cachés mais clairement terroristes, qui émettent des opinions, qui disent des choses abominables et qui sont contre la démocratie, contre l’État républicain, qui décrivent les procédés chimiques pour faire des explosifs, qui détaillent tous les moyens pour réaliser des virus informatiques, bref, des sites qui ne respectent ni le pouvoir en place, ni le vivre-ensemble. Et ça, là, mes petits amis, ça va trop loin.
Moyennant quoi, les députés, conscients qu’il fallait enfin mettre un terme à toutes ces opinions, tous ces faits, tout ce savoir dangereux mis à la portée de tous, ont courageusement voté le déplacement du délit de provocation ou d’apologie d’actes terroristes de la loi sur la presse de 1881 vers le Code pénal, ce qui permet au passage d’allonger les délais de prescription et d’utiliser les règles de procédure qui ont le bon goût de rentrer dans le régime dérogatoire en matière terroriste. Le mot important est « dérogatoire », car c’est celui qui sera utilisé contre vous, un jour, pour expliquer qu’on puisse vous appliquer consciencieusement une matraque sur les gencives.
Tout ceci est bien évidemment assorti d’un durcissement des sanctions vis-à-vis des sites contenant ce genre d’abominations, permettant le blocage par l’autorité administrative de ceux faisant l’« apologie du terrorisme » (terme ô combien étendu) si l’éditeur ou l’hébergeur ne l’a pas retiré dans les 24 heures (durée encore en débat), le tout, sans juge ni jugement, zip zoup, emballé c’est pesé et ça ne pèse pas lourd.
Autrement dit, en plus de la liberté de mouvement, la liberté d’expression continue d’être rognée à grands coups de mâchoires législatives goulues, et c’est super parce que c’est pour notre sécurité à tous. Et lorsqu’on lit les meilleurs morceaux des interventions de nos députés pour défendre ces textes, on comprend qu’il n’y aura pas de demi-mesure ! La guerre est déclarée, sur tout le territoire, et tout sera fait pour qu’enfin soit mis un terme à cette liberté d’expression évidemment délétère, et cette liberté d’aller et venir pour égorger nos filles et nos compagnes, comme le dit Lellouche (UMP), trémolos en dolby-surround :
C’est vrai, ça, d’abord, à quoi peuvent bien servir toutes ces libertés si c’est pour faire le Mal et être un Méchant ? Vite, arrêtons tout ça bien vite, le monde est trop cruel !
…
Lorsqu’on comprend que ces discours, ces votes, ces textes ne sont pas issus de députés ayant abusé de la boisson, lorsqu’on se rappelle que cela fait plus de 10 ans qu’existe la tendance qui vise à museler internet et à distribuer du hashtag #terroriste ou #pedonazi à tous ceux qui ont l’heur de déplaire aux élus, lorsqu’on voit les conséquences pratiques de l’application de ces lois et notamment de la dernière fournée, qui permet à la République Française de vaillamment rattraper son retard sur le Patriot Act américain, on voit se profiler un avenir particulièrement sombre pour ces citoyens français qui seront si bien protégés, si bien choyés, si bien surveillés par l’État qu’ils auront contribué, sagement, vote après vote, à mettre en place.
La droite, toute humide à l’idée de plier Internet aux lobbies qui l’arrosaient, rêvait d’utiliser la loi pour enfin fermer le clapet à ces gens qui osaient exprimer leur mécontentement de la politique sarkozienne. Les médias français, pas toujours francs du collier et toujours aussi arrosés de subventions, ont assez vite fait le calcul qu’une liberté d’expression limitée aux seules institutions reconnues (celles qui distribuent la carte de presse, par exemple) n’était pas, à proprement parler, pour leur déplaire. La gauche, une fois arrivée au pouvoir, aura donc fermé la marche funèbre qu’ils avaient ouverte, en donnant à l’une et à l’autre tout ce qu’ils espéraient et même plus encore.
Tout ceci va, forcément, très bien se terminer.
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