Imaginée pour sortir le Vieux continent d’un demi-millénaire de conflits, l’Europe politique affronte un avenir incertain. Car les Européens ne partagent plus le même projet, et parce que les Etats-Unis n’acceptent pas l’existence de l’euro, assure l’écrivain portugais Eduardo Lourenço.
samedi 4 août 2012
L’euro de notre déplaisir
Après les deux épisodes suicidaires du XXe siècle, en désespoir de cause, trois des belligérants ont rêvé d’une Europe nouvelle. Les guerres mondiales, double “suicide” européen, ont marqué l'apogée d’une lutte sans pitié : un demi-millénaire d’une quête de l'hégémonie, entre l’Espagne, la France, l’Angleterre et les Pays-Bas, rejoints plus tard par l’Autriche, la Prusse et la Russie. A l’occasion, la Suède, alors en marge, et le Portugal y ont participé en tant qu’alliés de ces grands acteurs.
Ce n’est donc pas calomnier notre histoire européenne que d'y voir une longue “guerre civile” par intermittences. Toutes ces nations ont une certaine culture en commun ; héritée de l’Antiquité et d’origine chrétienne (catholique, protestante, orthodoxe), elle s’est opposée depuis la chute de Constantinople à d’autres cultures et références religieuses.
Face à un passé si complexe, pas étonnant que l’Europe occidentale ait buté sur tant de difficultés pour concrétiser son utopie européenne, son premier projet sérieux et démocratique de construction d’envergure internationale. Hélas, et malgré l’urgence du projet européen, ce projet n’a pu être conduit que dans un contexte de guerre froide : Etats-Unis et Union soviétique prétendaient chacun asseoir leur hégémonie sur le monde, et pour eux, l’Europe était (déjà) un espace convoité. Partagée entre les Etats-Unis et la Russie, l’Europe avait alors deux visages ; avec la chute du mur de Berlin, elle a changé radicalement.
On peut penser, aujourd’hui en particulier, que la création de l’euro a fait trembler ce fétiche qu’est le dollar. Il était jusqu’alors l’unique monnaie impériale de l’espace de la mondialisation, ou plutôt de l’espace de l’américanisation politique, économique, financière, technologique et, surtout, culturelle du monde. Peut-être même que l’euro, son affirmation et sa réussite (excessive ?) n’ont jamais cessé d’inquiéter le système monétaire mondial. Un système pour lequel le dollar et son absolue suprématie sont l’arme suprême, celle qui permet d’acheter cette autre arme qu’est le pétrole et de contrôler le marché mondial.
Il n’est pas nécessaire d’imaginer un quelconque complot idéologico-financier pour s'expliquer la crise quasi-universelle qui sévit au cœur du capitalisme de l’ère numérique. Pas plus que pour imaginer une offensive de déstabilisation de l’euro – et, à travers lui, de tout le projet d’autonomisation politique de la nouvelle Europe – dont le but serait d'en assurer définitivement la soumission historique. L’OTAN est au champ stratégique ce qu'est la fragilisation de l’euro (voire, à terme, sa disparition) sur le plan économique et financier : la monnaie unique symbolise et incarne l’Europe de l’après 1989. Mais qui, en Europe, veut encore de l’Europe ?
Paradoxalement, la plus pro-européenne des grandes nations, en dépit de ses contraintes éthiques et politiques, n'est autre que l’Allemagne. L’ancien pays du mark est le nouveau FMI de l’euro. Lui seul (bien que désarmé, ou peut-être justement parce qu’il l’est) possède encore suffisamment de pouvoir économique pour préserver l’“utopie” européisante des sombres influences qui l’ont jadis entraînée vers l’abîme. Lui seul possède encore assez d’aura historique pour endosser le rôle capital que le destin lui a donné, ou qu’il a su se donner. Qui, sinon l’Allemagne, peut – malgré les fantômes terrifiants que réveille cette perspective – attirer les “Européens” que sont l’Ukraine et la grande Russie vers l’espace européen ? Ou la Turquie, dont l’Allemagne est plus proche que tout autre pays ?
Pourtant, c’est de la patrie de Voltaire, et non de celle de Luther, que nous pourrions attendre un engagement historique en faveur d’une Europe exemplaire. Aussi exemplaire que la France l’a elle-même été, jadis, dans bien des domaines.
La France a longtemps incarné l’Europe à elle seule : pour beaucoup, elle était la “nation” de référence, par opposition à l’“île monde” que représentait l’Angleterre. C’est sans doute pour cela qu’elle a rechigné, dès le départ, à transcender ses frontières pour se reporter sur une incarnation dynamique de l’Europe. Héritières historiques d’une insurmontable rivalité, ni l’Angleterre ni la France ne ressentent la nécessité de l’Europe. Elles sont de trop.
En Europe du Sud et de l’Est, en revanche, le rêve de l’Europe est bien vivant. Mais ces zones sont limitées et marginales, voire marginalisées. Le Nord, lui, semble appartenir à un continent aux rêves depuis longtemps gelés.
Peut-être l’Europe n’a-t-elle jamais eu besoin d’aller où que ce soit. Ni de se donner un statut historique, politique, idéologique et culturel, autre que celui de la multiplicité d’entités qu’elle a toujours été. C’est ici que s’est façonné le monde moderne. Et la modernité du monde. Ne l’oublions pas. Nous n’avons pas besoin que quelqu’un nous sauve. Nous avons besoin de nous sauver nous-mêmes, et ce n’est pas rien. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas à vendre.
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