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dimanche 5 février 2012

Hongrie, anatomie de la méthode Orban

Budapest, envoyé spécial - Comment ne pas éprouver une impression de déjà-vu ? A vingt ans d'intervalle, deux hommes, dans le même lieu, tiennent un même discours. Mais, aujourd'hui, tout les sépare. Benedek Javor est l'un des meneurs de la contestation contre Viktor Orban. Pourtant, ce biologiste de 39 ans, qui en paraît dix de moins, fait immédiatement penser à celui dont il dénonce la conduite.

Tout comme Orban il y a une vingtaine d'années, Benedek Javor incarne une certaine fraîcheur et un renouveau. Son parti écologiste, le LMP ("Il est possible de faire la politique autrement"), a fait son entrée au Parlement lors des dernières législatives, en avril 2010, avec 7,48 % des voix. Tout comme la Fidesz (Fédération des jeunes démocrates) de Viktor Orban au moment des premières élections démocratiques en mai 1990, la formation de Benedek Javor exprime une soif de changement.
Hier comme aujourd'hui, l'apparence des deux hommes tranche avec le décor poussiéreux de la "Maison Blanche", surnom perfidement attribué par les Magyars au gros bloc de béton, posé sur les bords du Danube, qui abritait naguère le Comité central du Parti communiste, reconverti en siège des députés de cette jeune démocratie.
Affalé sur le canapé fatigué de son bureau, au premier étage de la "Maison Blanche", Benedek Javor - jean froissé et veste flottante sur un tee-shirt - joue sur son image décontractée pour mieux faire passer son message. "La vie politique dans ce pays est devenue une guerre civile froide, où l'objectif n'est pas de remporter les élections mais de détruire l'adversaire. Depuis vingt ans, l'élite hongroise n'a pas réussi à enraciner une culture démocratique", se désole-t-il.
La tonalité du propos diffère à peine de la manière dont s'exprimait jadis Viktor Orban dans ce même bâtiment, les mains calées derrière la nuque et les pieds négligemment posés sur son bureau. Il définissait alors la Fidesz comme un parti "libéral, radical et alternatif".
Viktor Orban, jeune avocat de 26 ans au moment du changement de régime, cultivait, lui aussi, l'impertinence, l'humour et un franc-parler rafraîchissant après des décennies de charabia communiste. L'image de la Fidesz était alors à son zénith, portée par une dream team de trois garçons d'une vingtaine d'années, dont les visages recouvraient les murs du pays : Viktor Orban, le bateleur de province au verbe tranchant, l'étudiant Tamas Deutsch, le beau gosse qui faisait chavirer les coeurs des midinettes, et l'avocat Gabor Fodor, l'intellectuel policé qui charmait l'élite urbaine. Avec son groupe parlementaire de 22 députés, le plus jeune du monde après les élections de 1990, où la Fidesz a recueilli 8,95 % des voix, ce trio battait tous les records de popularité.
Comme tant d'autres, Benedek Javor a été séduit par Viktor Orban et a même voté à plusieurs reprises pour la Fidesz. A l'époque, Orban symbolisait le nouvel élan de la Hongrie : une relève énergique et joyeuse, un pays ouvert et confiant. Aujourd'hui, aux yeux de ses détracteurs, il représente tout le contraire : un pays crispé et replié sur lui-même, un dirigeant dogmatique et intolérant.
Etrange évolution pour cette figure du combat contre la dictature, maintenant traitée de "Viktator" par ses adversaires. Comment la Hongrie, le pays dont l'avenir paraissait le plus prometteur au moment de l'effondrement de l'ancien bloc soviétique, est-il devenu le mouton noir de l'Europe ? Jamais la Hongrie n'a été aussi vilipendée et isolée depuis la fin du communisme.
Viktor Orban est le miroir de cette évolution. Il a incarné toutes les phases de la démocratie hongroise depuis plus de vingt ans. Orban est d'ailleurs une exception en Europe centrale : il est le seul responsable politique à avoir survécu aux tumultes qui ont balayé, partout ailleurs, les dirigeants de la transition. Son parti, la Fidesz, est l'unique rescapé de l'opposition magyare. Seul Viktor Orban a survécu à l'épreuve des urnes depuis deux décennies. Une endurance qui en dit long sur son enracinement.
Dès le début, la Hongrie se distingue. Les premières élections de 1990 sont déjà un affrontement entre les différentes familles de l'opposition alors que, chez ses voisins, de larges coalitions (Solidarité en Pologne, le Forum civique en Tchécoslovaquie) se présentent face à l'ancien régime. D'entrée de jeu, le combat politique se déroule entre les nouvelles forces démocratiques magyares. Elles ne tarderont pas à diverger. Au terme du mandat du premier gouvernement (1990-1994), dirigé par le chrétien-démocrate Jozsef Antall, la Hongrie innove à nouveau.
Les dissidents de la première heure font le pari du "compromis historique" et entrent en coalition avec leurs ennemis de jadis, les communistes, hâtivement reconvertis en socialistes, revenus au pouvoir en 1994. L'Europe applaudit et respire : l'alternance est réussie, le pays évite de sombrer dans le chaos qui règne à ses frontières, dans l'ex-Yougoslavie et l'ex-URSS. Pour stabiliser les nouvelles démocraties d'Europe centrale, Bruxelles engage les négociations sur l'élargissement.
Cette première étape sera un tournant pour Viktor Orban. Elle marque la rupture avec ses compagnons de l'opposition. Ils ont choisi l'alliance avec les héritiers de l'ancien régime, lui misera sur le rassemblement de la droite, fondé sur un réflexe souverainiste et anticommuniste. Sa stratégie est payante : la Fidesz abandonne ses accents libertaires des débuts et devient une sorte d'UMP magyare, fédérant tous les courants hostiles à la gauche postcommuniste.

Usant avec gourmandise de ce nouveau droit de sortir les sortants, les Hongrois portent au pouvoir la Fidesz en 1998. A 34 ans, Viktor Orban est l'un des plus jeunes premiers ministres d'Europe. Un vent de renouveau souffle alors sur le pays. Après une décennie d'austérité, une nouvelle génération arrive aux commandes et la Hongrie se remet à rêver. Orban est la coqueluche des dirigeants européens, qui voient en lui une relève. Le président Chirac l'adopte rapidement. Comble du bonheur pour Orban, un mordu de football, Chirac l'invite à ses côtés, au Stade de France, pour assister à la victoire des Bleus face au Brésil lors de la finale du Mondial en 1998.
Une fois au pouvoir, Viktor Orban s'attelle à deux grandes priorités : le développement de la classe moyenne et la réhabilitation nationale. Son gouvernement multiplie les crédits pour favoriser l'accès à la propriété, aux prêts étudiants et pour aider les PME, dans un pays où la modernisation économique a largement été menée par des multinationales. L'accent est aussi mis sur l'histoire nationale. Une thématique incontournable dans des Etats privés de leur souveraineté pendant plus de quarante ans. On oublie trop rapidement que les pays d'Europe centrale ont été colonisés jusqu'au début des années 1990. En Hongrie, comme chez ses voisins soviétisés, la seconde guerre mondiale ne s'est vraiment achevée qu'en 1991, avec le départ de l'Armée rouge de son territoire. Les blessures de l'Histoire y sont plus prégnantes qu'ailleurs en Europe.
Malgré l'effondrement du marché russe, en 1998, et l'éclatement de la bulle Internet, en 2001, la Hongrie se redresse, intègre l'OTAN en 1999 et commence à dompter ses finances publiques ; l'inflation baisse et l'endettement, qui était l'un des plus élevés au monde par habitant à la fin du communisme, recule, pour atteindre 52 % du produit intérieur brut (PIB). Fort de ce bilan, Viktor Orban est donné gagnant aux élections de 2002. Il sera battu de quelques milliers de voix.
Jusqu'à son retour au pouvoir, en avril 2010, le pays sera à nouveau gouverné par une coalition d'anciens communistes et de dissidents libéraux. Le Viktor Orban d'aujourd'hui, tant décrié en Europe, ne s'explique qu'à la lumière de ces huit dernières années. Des années de déclin, marquées par un laxisme budgétaire, des affaires de corruption en cascade et un discrédit massif de l'élite au pouvoir.
Le premier ministre socialiste, Peter Medgyessy, membre du dernier gouvernement communiste à la fin des années 1980, est obligé de jeter l'éponge, en 2004, après des révélations sur sa collaboration avec les services secrets de l'ancien régime. Son successeur, Ferenc Gyurcsany, ex-dirigeant des Jeunesses communistes, devenu millionnaire, provoque lui aussi un tollé national lorsque ses propos, enregistrés à son insu, sont rendus publics. Il reconnaît avoir "menti le matin, menti l'après-midi et encore menti le soir" sur l'état du pays, aux Européens et à ses compatriotes, pendant plusieurs années, pour assurer sa réélection en 2006.
Face à ces mensonges, le sang des Hongrois n'a fait qu'un tour. En septembre 2006, des manifestations de colère éclatent dans tout le pays. Le mouvement s'apparente à une insurrection de la classe moyenne contre le clientélisme éhonté et le retour en force des "anciens camarades" qui peuplent tous les échelons de l'Etat. Le point d'orgue est atteint le 23 octobre, date anniversaire du soulèvement de 1956 contre l'occupation soviétique, lorsque les manifestations sont réprimées avec une violence inédite depuis la fin du communisme. Pis : les responsables de la répression sont couverts et même décorés. Après tant d'excès, les anciens dissidents, totalement discrédités, finissent par quitter le gouvernement.
Mais le mal est fait. Il est aggravé par la crise économique mondiale de 2008 qui frappe la Hongrie, alors que ses comptes publics sont en piteux état. Le pays plonge dans la récession (- 6,5 % en 2009), le FMI est appelé à la rescousse et la population subit, à nouveau, une sévère cure d'austérité. Le désenchantement est général, la gauche postcommuniste laisse un pays à genoux et l'extrême droite fleurit sur ce terreau de frustration. "Seuls 15 % des Hongrois se disent aujourd'hui satisfaits de leur vie", note avec inquiétude le politologue Andras Lanczi, proche du gouvernement. "Orban, dit-il, veut modifier l'atmosphère de ce pays."
C'est dans ce contexte morose que Viktor Orban revient au pouvoir. La Fidesz est plébiscitée (52,73 % des voix, deux tiers des sièges). Pour la première fois depuis 1990, un parti est en mesure de gouverner tout seul. Le diagnostic posé par Orban est limpide : la Hongrie est épuisée, le pays est las d'une transition qui n'en finit plus, l'ancienne élite a failli, il faut jeter les bases d'une nouvelle architecture constitutionnelle pour remettre la nation sur les rails. Il est grand temps d'atteindre, enfin, le rêve de 1990 : rattraper le niveau de vie de l'Autriche, alors que les Hongrois ont l'impression que leur destin s'apparente de plus en plus à celui d'un pays balkanique. Après vingt ans de changements, la Hongrie se retrouve avec "une démocratie boiteuse, une économie défaillante et une société désintégrée", constate le sociologue Elemer Hankiss, un des acteurs de la transition à la fin des années 1980.
Une fois de plus, Orban se présente comme l'homme du renouveau. Mais la donne a changé : il dispose des pleins pouvoirs, l'opposition est laminée, son seul adversaire est l'extrême droite (Jobbik), qui a raflé 16,67 % des voix aux élections de 2010.
Viktor Orban pose sans doute le bon diagnostic : le pays a soif d'un nouveau départ après des années de dérives. En revanche, sa méthode est inquiétante. Depuis son retour au pouvoir, le pays connaît des chamboulements sans précédent. En dix-huit mois, plus de 300 lois ont été adoptées, soit près d'une par jour ouvrable, dans un Parlement entièrement soumis à l'exécutif. Ces bouleversements tous azimuts génèrent de l'anxiété et le pays est plus divisé que jamais. "La vie politique se réduit à une guerre de religion", se lamente Benedek Javor.
Toutes les grandes institutions sont réformées à la hâte (justice, médias publics, banque centrale, etc.). Prises une à une, les mesures adoptées ne sont pas forcément critiquables. Mais leur passage en force et leur adoption en masse "vont dans la même direction, celle d'une forte concentration du pouvoir", regrette Peter Akos Bod, ancien ministre dans le premier gouvernement démocratique de droite. Et ce dans un pays où, après quarante ans de communisme, les habitants se méfient instinctivement de l'Etat, jugé ni impartial ni efficace. Le résultat de cette frénésie législative, constate Elemer Hankiss, est clair : "Un népotisme remplace l'autre."
La Hongrie n'est pas pour autant devenue une dictature. Même les adversaires de Viktor Orban le reconnaissent. A commencer par le journaliste Attila Mong, pourtant l'une des premières victimes des purges à la radio publique. "Qualifier Orban de fasciste, d'antisémite ou de nazi est une absurdité, dit-il. La diversité d'opinions continue de s'exprimer dans les médias, les partis politiques existent et les élections sont libres. En revanche, la mainmise clientéliste sur les institutions censées agir comme des contre-pouvoirs fragilise la vitalité du débat démocratique."
Un signe ne trompe pas : dans ce climat d'incertitude, les Magyars doutent de leur avenir et se mettent à transférer leur épargne à l'étranger. A commencer par les classes moyennes, qui se ruent sur les banques en Autriche. Elles ont toutes ouvert des agences à la frontière hongroise. L'afflux est tel qu'il faut désormais patienter deux semaines pour ouvrir un compte...
Le principal atout de Viktor Orban réside dans le fait qu'il représente, pour le moment, l'unique rempart face à l'extrême droite, l'opposition de gauche ayant été totalement disqualifiée. Mais sa méthode, au lieu de soigner les divisions du pays, ne fait que les exacerber. La Hongrie a besoin de renouveau, c'est indéniable. Mais elle a aussi besoin d'être apaisée et rassurée. Viktor Orban a démontré qu'il est un redoutable bateleur. Saura-t-il aussi être un guérisseur ?
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